L'important dans la recherche, c'est l'imprévisible - Aelina

Dilay lance un regard appréciateur à l’équipement de Lysha avant d’opiner pour qu’elles se mettent en route. Une fois sous le couvert des arbres l’atmosphère change. Il y fait toujours plus frai et plus sombre. La nuit, on y perd parfois même quelques degrés. Les bois sont épais, rien à voir avec les forêts que Dilay connait, celles près de Sérène où les nobles chassent et où les arbres poussent sagement à plusieurs mètres les uns des autres. Ici, il y a rejets partout, des troncs qui se sectionnent en deux, des passages si futaies si étroites qu’elles forment de véritables murs de branchages.
Heureusement, il a plu et quand il a plu, la boue amortit le bruit des pas. Un peu. Parce que quand Dilay met le pied dans une flaque trop large et profonde, sa botte émet un gros son de succion après qu’elle ait vigoureusement tiré dessus pour s’en défaire.

Lysha est comme une petite souris à côté d’elle ce qui pousse la nonchalante Dilay à demeurer sur ses gardes. La brune est douée, c’est sûr, mais probablement pas avec un fusil, et un ulg l’aurait en un coup de cuiller à pot. Il n’en faut pas beaucoup plus à Dilay pour qu’elle se sente le devoir de la mener à bon port, plus blasée que chevaleresque.

Quand l’herboriste attire son attention sur un son, Dilay manque de faire une blague sur le fait qu’écouter n’est pas exactement son fort, mais elle l’entend aussi, la seconde fois. Elle fait rapidement signe à Lysha de se tapir dans les fourrés. Pas nerveuse pour un sou malgré leur environnement, Dilay met calmement en joug ce qui surgit d’un bosquet…

Une biche, dont le pelage d’hiver tourne lentement à une couleur plus chaude alors que le printemps approche. Dilay abaisse son fusil et observe la bestiole, toute proche, ses grands yeux, e souffle chaud qui s’échappe de ses naseaux et monte en volutes dans l’air. Le spectacle la fascine et lui fouette les sangs tout à la fois.

Ce n’est qu’une biche mais pour une gamine de Gacane, croiser une biche durant une promenade de santé, comme un croiserait une personne – ça le Continent n’en manque pas – c’est toujours un petit frisson d’émerveillement. Dilay pensait s’en lasser au bout de la cinquantième fois mais la proximité d’un oiseau, d’un cervidé ou d’un lapin lui fait le même effet.

- Chaque fois, je me dis c’est dingue. T’aurais imaginé ça ? Encore tellement de trucs… v-vivants.

Chuchote Dilay à Lysha, pas très éloquente mais qu’y a-t-il de plus à dire ? La comparaison s’impose d’elle-même, que ce soit avec un grand discours ou un adjectif maladroit. Il n’y a rien de tel sur Gacane. Il n’y a plus rien de tel sur Gacane. Elles sont privilégiées, deux gamines sur des milliers, des centaines de milliers, à aviser ce que les Natifs voient tous les jours depuis leurs porches.

C’est peut-être la seule chose qui console Dilay d’être là au lieu d’être chez elle, à Sérène, le miel qui adoucit le goût amer, qui fait passer la pilule. Cette aventure-là, elle ne l’aurait pas imaginée entre les usines et les rues entièrement pavées où même l’herbe peine à se frayer un chemin. Elle pensait que c’étaient des conneries ce qu’on disait sur l’île. Et maintenant…

Maintenant, drôle d’herbe qui rend les ulgs encore plus drôles, se rappelle-t-elle pour ne pas se dissiper. Elle se redresse et fait conséquemment fuir la biche.

- O-On n’est plus si loin. Va falloir saisir le sens du vent pour savoir où allumer le feu puis… Faire gaffe.

Si elles font partir la forêt en cendre, les Natifs ne vont pas être exactement ravis…
Dans un bruit sec, Dilay enclenche son fusil. Il n’y a pas de sécurité à la gâchette mais elle se fait confiance pour ne pas faire partir le coup tout seul. Qui dit « plus si loin » dit « ulgs dans le coin » et elle refuse qu’une micro-seconde lui fasse perdre l’avantage.

Dilay sourit quand Lysha dit ne jamais avoir vu de biche. Ensuite, elle lui emboîte le pas, et jauge le terrain qu’elle leur a dégoté. Elle hausse les épaules, met son visage face au vent, puis tourne les yeux dans la direction de la clairière. En surplomb, on peut entendre les glapissements des ulgs. Ils sont parfois suraigus, on distingue des ombres noires au loin qui glissent entre les branches. Certaines bêtes, surexcitées, se chamaillent les unes avec les autres. Il doit y en avoir un peu moins d’une dizaine, autant dire que Dilay n’est pas parfaitement rassurée à l’idée d’amener Lysha là-dedans.

Tuer des bêtes, Dilay a dû l’apprendre sur l’île. Dans la Garde, ce n’était même pas un sujet qu’on abordait. La chasse était le privilège des nobles, pas une question de survie. Ça ne serait venu à l’idée de personne qu’un prédateur posant un danger pour l’homme puisse exister. Cette notion même défie beaucoup de théories scientifiques ; s’il n’y a pas de cas avérés de prédation de la part des créatures de l’île sur l’homme, qu’ils ne chassent pas la chair humaine pour s’en nourrir, leur agressivité laisse à penser qu’ils n’ont jamais eu de raison de fuir. Ils ne sont pas suffisamment craintifs ni du feu, ni des cris.

La jeune femme opine du chef pour Lysha quand elle propose d’installer là leur feu. Elle n’a pas envie d’aller plus près, pas pour le moment. Elle assiste la jeune herboriste dans la préparation du foyer et l’entoure de belles pierres pour éviter qu’il se répande, tout en gardant un œil sur les environs, alerte. Finalement, elle inspire un bon gros coup et pose son masque sur son visage.

Bon sang. Le contact du cuir est désagréable et elle y voit mal là-dessus. Elle aura une mauvaise ligne de tir si une bête venait s’en prendre à elles. Dilay charge son fusil puis elle attend, en position, les jambes parallèles à son bassin, bien ancrée dans le sol, que Lysha verse sa préparation.

- A-A mon signal on y va. On s’arrête pas. On prend la plante. On part. Si je dis cours, tu cours.

Prévient la jeune mathématicienne. Son ton est sans appel, et de toute façon elle n’entendra pas bien Lysha si celle-ci souhaite discuter, de derrière son masque, sans pouvoir distinguer ses lèvres, alors Dilay tourne son attention vers la clairière. Elle attend.

Dé 1 : La fumée réussit son office, les ulgs sont profondément endormis, mais les deux demoiselles doivent prendre garde car elle est épaisse.
Dé 2 : La fumée réussit son office mais le vent tourne environ 10 minutes après ; la fumée est moins épaisse mais les ulgs ont le sommeil plus léger. D'autres animaux alentours, voire des Natifs, pourraient souffrir de la solution diffusée dans l'air.

Dilay adresse un bref sourire à Lysha mais de sous son masque, ça ne se voit pas. Elle a la prudence de ne pas encore crier victoire, tendue comme un arc, elle opine du chef pour indiquer à Lysha qu’elle la suit et la laisse prendre l’initiative de filer à travers la fumée.

Celle-ci est épaisse comme de la poix. On y voit mal, et avec le masque en prime, Dilay se sent suffoquer, même si c’est probablement son imagination. Elle n’est pas aussi vive que Lysha, son pas est plus lourd alors qu’elle tient ses mains fermement autour de son arme.

Son regard fasciné tombe sur les ulgs, tous tombés là comme de grosses masses. Qu’elle aimerait avoir plus de temps pour les observer de plus près. Mais elle s’arrache très vite à cette idée pour fixer la silhouette ondulante de Lysha. Ses contours sont flous, comme tout aux alentours, alors que le feu continue de dégueuler sur elles ses effluves.

Quand Dilay regarde la plante, elle ne peut pas s’empêcher de se dire « tout ça pour ça », et ça lui tord un peu le ventre. Hassan les a quand même envoyées avec bien peu de moyens ou de garde-fou.

« Il te fait confiance. »

Chuchote une voix à Dilay, et elle s’accroche à ça alors que la jeune herboriste prélève la fleur avec habileté. Décidemment, Lysha a le pas sûr et léger quand elle veut.

Sur leur gauche, un ulg émet un grognement, et Dilay pointe instinctivement son fusil vers lui. Ce n’était qu’une sorte de ronflement, il dort toujours comme une souche, heureusement la mathématicienne n’a pas tiré. Ça aurait pu réveiller les autres, et elles sont dans la gueule du loup, littéralement.

Elle fait signe à Lysha de repasser devant en premier. Malgré le masque, elle se sent groggy, la fumée commence à lui peser sur la gorge, qu’elle a fragile, et elle veut assurer les arrières de sa comparse.

Dilay s’attelle à zigzaguer lentement entre les silhouettes assoupies alors que leur vue devient de plus en plus obstruée.

1 à 50 : Rien ne se passe, elles rentrent en sécurité
51 à 74 : Lysha trébuche
75 à 100 : Dilay trébuche

Entre le bruit de l’explosion, Dilay n’entend même pas Lysha alors qu’elle s’agrippe à elle, titube vers le buisson. Elle la laisse faire, hagarde, puis lui attrape le bras et la tire avec elle. Elle court, court aussi loin qu’elle peut, hors de la fumée, jusqu’à avoir pouvoir retirer son masque. Elle sort sa gourde et laisse l’eau tomber sur son visage pour laver ses yeux asséchés.

Et puis Dilay a un grognement, sec et répétitif. Un rire. Toute la situation semble, dans un premier temps l’avoir amusée. Elle félicite Lysha. Sur le chemin du retour, elle complimente la jeune femme sur son sang-froid, l’adrénaline se répand au rythme des battements effrénés de son cœur. Là, elle est bien, là, elle a le sourire et la blague faciles. Elle s’intéresse à la fleur ramenée par Lysha et lui offre à boire. Malgré son ton, elle n’est pas nonchalante, et les ramène vite au camp. Chaque bruit la fait dégainer.

Elle en rêvera ce soir-là, du ulg, de la fumée, du masque. Il y aura une petite fête, trois fois rien, avec Hassan et les jeunes chercheurs, pour célébrer l’arrivée de Lysha et sa découverte. Il y en aura d’autres, des moments d’innocence partagés durant le séjour de la jeune herboriste. Fariz lui propose régulièrement de travailler avec lui, comme elle a l’esprit débordant et qu’il ne manque pas d’entrain, Mitra l’emmène rencontrer quelques Natifs, triés sur le volet. Elle tente d’améliorer la prononciation de Lysha au fil des jours, mais Mitra n’est pas très bon professeur, malgré sa maîtrise déjà avancée de la langue native. Elle a la tête en l’air, les idées vagabondes. Cela semble être le cas d’un peu tout le monde ici, les yeux pleins d’étoiles ; leur première aventure. Evidemment que, l’impression d’être choisis entre tous, les rêves viennent facilement à la bouche, là on n’oserait à peine les formuler en temps normal, pas pudeur.

Ils jouent, ils plaisantent, au clair de lune ils se taquinent, échangent anecdotes pas si vieilles et qui semblent pourtant avoir eu lieu voilà une éternité. Comme si cette vie-là, ils s’en étaient défaits. Comme si maintenant, c’était bon ; ils étaient adultes, des vrais, des libres, pourtant dans la voix la nostalgie de l’Académie. Pourtant, toujours sous le regard attentif de Dilay ou Basir. Ces deux-là, ils parlent peu aux autres, ils se parlent encore moins l’un à l’autre, mais ils veillent, visiblement pas prêts à être pris dans la ronde. Pourquoi si méfiants ? Tous les voyants sont au vert ! Dilay a au moins le sourire aux lèvres quand elle ne se plaint pas que tout ça, ici, l’ennuie, l’épuise, que ses camarades sont des idiots. Quand elle ne tape pas l’arrière des crânes et ne bouscule pas des épaules. Quand elle ne se fourre pas dans d’autres expéditions impossibles. Au fil des allers et retours de Lysha, la jeune herboriste pourra bénéficier d’autres échantillons, d’écorces, de tiges, de racines, de feuilles, de pistils… Mais jamais on ne lui dit ce qu’on avait tiré de la fleur. Personne ne le savait ; Hassan l’avait envoyée, elle était « toujours en évaluation », et ils lui faisaient confiance. Dilay plus encore que les autres. Oh, des affaires foireuses, Lysha pouvait encore en vivre. Le groupe ne manquait pas de passer à deux doigts de la catastrophe de temps à autre pour une décoction laissée au soleil un peu trop longtemps ou un accrochage, même mineur, avec les Natifs. Il y avait toujours cette angoisse : et s’ils ne veulent plus de nous, et si tout est fini. Rideau.

Pourtant, on n’envoya pas de nouveau Lysha à l’avant du danger. Les autres, en revanche, y allaient comme un à un, chacun sa mission « spéciale » fallait-il croire. Et chaque fois, Dilay les accompagnait. Jusqu’à ce qu’elle disparaisse, fauchée à la Fête de l’Equinoxe, revenue au camp délirante et fiévreuse après que sa blessure se soit infectée. Et puis, trois semaines après seulement, le groupe était rappelé à Hikmet comme tous les autres. Les Natifs ne les avaient même pas mis dehors, ce n’étaient ni leurs erreurs, ni leur responsabilité. Ce n’était rien qu’ils puissent réparer eux-mêmes. C’est pire : c’était injuste. C’était comme ça.

Ils avaient fait la fête à Hikmet aussi, sous un ciel où on distinguait moins d’étoiles, dans le confort de la civilisation, au lieu de leurs tentes encombrées. Elles leur manquaient. Ils en avaient plaisanté, s’en étaient réjouis, les premiers temps du moins. Dilay souriait de moins en moins, son humeur maussade de grande sœur irritable se transformait en véritable hargne. Elle quittait la table en trombe plus souvent qu’à son tour et ses regards fixes en voulaient au monde entier. Elle avait eu raison de craindre, était fâchée que quiconque lui ait dit de pouvoir espérer. Mitra faisait comme si de rien n’était, ahurie ou donnant bien le change. Fariz et Isa continuaient d’essayer de voir les bons aspects de la situation. Quant à Basir, il s’enfermait dans le travail. Il avait déjà l’air mécontent avant, à présent il ne protestait même plus. Une fois encore, lui et Dilay semblaient réagir de concert, sans se parler pourtant, sans même se regarder. S’ils souhaitaient leur désillusion aux autres, ils ne furent pas déçus. Dilay partit, dit-on. Elle quitta Hikmet, elle quitta le professeur Hassan. Elle quitta tout le monde – tout son monde – sans même une lettre.

Hassan se faisait si discret qu’il n’aurait pas agi pareil s’il avait voulu se faire oublier. Et pour ses pupilles, privés d’avenir, les ailes emmurées dans une cage de pierre, l’attente était longue.

De la bouche des uns et des autres, ils étaient amis depuis sept ans. Et sept ans furent défaits en quelques mois. D’une certaine façon, ils gagnèrent plus en maturité durant ces derniers que pendant les années accumulés. Livrés à eux-mêmes, ils ne pouvaient s’en remettre qu’à leurs propres opinions dans un monde où ce qui était juste n’allait plus de soi.

Ils continuèrent d’inviter Lysha, d’écrire, de la voir. Membre honoraire de l’équipe, disait Fariz. La jeune femme put apprendre qu’Hassan soutenait ouvertement Javed et avait été vu en sa compagnie à plusieurs reprises. Il ne la contacta pas. Des échantillons qu’il lui avait envoyé pour évaluation, de la fleur qu’il lui avait fait cueillir, elle ne sut rien. Personne ne sut rien. Et de la « première expédition admise dans un village Natif », l’occasion de la paix – l’occasion de la gloire – on ne parla plus.