Le Monde de la Nuit (PV Aelina)

Le soleil s'était couché depuis quelques heures déjà, et le cycle de la nuit pouvait enfin s'installer. Un monde à part, avec ses propres lois et sa propre vie, c'était quelque chose que j'appréciais explorer. La faune se comportait différemment, quand certains s'endormaient d'autres s'éveillaient. Des prédateurs devenaient à leur tour des proies, et même les plantes semblaient parfois se réveiller et discuter entre elle au gré du vent.

Ce soir là la nuit était belle. Il n'y avait pas trop de nuage, laissant voir la lune remplie au trois quart qui pouvait alors baigner la terre de ses rayons d'argent. Il faisait froid, un peu plus humide aussi, mais rien qu'un bon col de fourrure et des chausses rembourrées ne pouvaient empêcher. Je sortais du village, m'éloignant des lumières vives et chaudes des feux de camps pour retrouver la pénombre plus inquiétante de la nuit. Pourtant, je n'avais rien à craindre. En lien avec ce qui m'entourait, je pouvais sentir la vie autour de moi. Les arbres qui bruissiaent sous le vent, un groupe d'ulgs endormis plus loin, le cri des renards qui chassaient la nuit. Je savais ce qu'il fallait contourner pour ne pas les alarmer, trouver mon propre chemin tranquille à travers les bois, à l'écoute.

J'avais un endroit préféré pour méditer pendant la nuit et renforcer mon lien avec Teer Fradee. C'était plus loin dans la forêt, sur une petite colline non loin d'un ravin et avec des rochers chaotiques. Un peu plus sur élevé, c'était surtout un endroit parfois où les échos de ce qui m'entouraient portaient loin. J'avais l'impression d'entendre toute la forêt. Il y avait aussi une vieille souche, un tronc d'un arbre large qui jadis fut coupé par les reniagses. Mais la souche était toujours connectée à la vie de cette île, ses racines restant bien ancrées profondément dans le sol. Elle portait également la vie en elle, des champignons et de la mousse poussant sur son écorce et à sa base. Arrivée à cet endroit, je m'asseyais tranquillement dessus en tailleur, préparant ma méditation.

Je n'étais pas là pour dormir, mais bien me connecter à ce qui m'entourait. Cela demandait de la concentration et l'ouverture de tous les sens. J'écoutais le vent et le bruit des insectes, sentant la bise plus fraiche sur ma peau, sentais l'odeur du sous bois humide et des senteurs que le vent pouvait m'apporter. Mais surtout je développais mon lien, puisant dans ma magie pour me connecter à Teer Fradee. Cela commençait par sentir les racines qui s'enfonçaient dans le sol autour de moi, les quelques insectes qui papillonnaient de ci et de là, les arbres m'entourant. Puis petit à petit le cercle s'élargissait, allant vers les oiseaux endormis à la cime des arbres, l'eau qui passait plus loin en une petite rivière, les ulgs endormis, un renard qui explorait son territoire. Je devais juste sentir le tout, comprendre cet équilibre entre les animaux et les plantes, ressentir également leurs émotions.

Je pouvais me perdre dans cette connexion pendant des heures, et il m'arrivait parfois de sortir de cette méditation alors que l'horizon pâlissait. Pour autant, je n'avais l'impression que de m'être investie dans le lien pendant une heure ou deux, sans plus. Il faut dire qu'il y a tellement de choses intéressantes à observer avec le lien, à comprendre. Tout bougeait en permanence, et même la nuit il n'y avait pas de calme. Une simple illusion pour les profanes. J'étais donc là, à sentir de qui m'entourait, allant jusqu'à plus d'une centaine de mètre autour de moi. Tout allait bien, les minutes passaient sans que je m'en rende compte, quand soudain je sentis quelque chose de... différent. Quelque chose qui ne devait pas être ici, qui n'était pas connecté à l'île. Je ne sentais pas cette "chose" en elle même, mais simplement par ses pas elle changeait le comportement des quelques animaux l'entourant, comme si elle n'avait pas sa place. J'ouvrais les yeux, perturbée. La seule chose avec laquelle je ne peux pas me connecter, ce sont les renaigse. Qu'est ce qu'un renaigse peut faire ici en pleine nuit dans la forêt ?

Intriguée mais aussi anxieuse de savoir ce qu'un renaigse pouvait faire tout seul en pleine nuit, j'interrompais ma méditation. Je n'aimais pas trop cela, surtout que les renaigse pouvaient s'en prendre aux animaux et perturber l'équilibre de la forêt. Ou au contraire, si ce renaigse venait à mourir, les membres de son clan pourraient utiliser cela contre nous pour nous accuser. Résignée, je détendais mes jambes et descendais de la souche, reprenant ma petite besace pour marcher à pas feutrés dans la forêt. Silencieuse et parfaitement en harmonie avec ce qui m'entourait, je n'avais qu'à écouter le vent et le chant de certains oiseaux nocturnes pour savoir où se trouvait la perturbation. Celle-ci semblait se rapprocher de la chute d'eau et du ravin qui donnait à notre région son si beau nom d'Eaux Chantantes. Mais qu'est ce qu'un renaigse peut faire ici ?

A ma connaissance il n'y avait pas de campement dans cette zone, ou du moins pas aussi loin dans la forêt. Un chasseur isolé ? Ou alors qui venait en reconnaissance la nuit pour nous espionner ? Peut être... Mais pour l'instant je n'allais qu'observer pour comprendre, et voir s'il est nécessaire d'agir. Je me rapprochais du lieu de perturbation, quand une vision étrange se façonna devant moi. Un lueur blanche, presque diaphane... un Andrig Blanc ? Non, cela n'y ressemblait pas. Il me fallut quelques secondes après ma stupeur pour mieux comprendre ce que je voyais. C'était une femme, avec une longue tenue blanche qui reflétait la lumière argentée de la lune, comme une étoile au milieu des ténèbres de la forêt. Une cible parfaite, et clairement pas faite pour être discrète. Etrange...

Je regardais, m'approchant à pas feutrés tout en restant cachée parmi les arbres. Cette femme était une renaigse comme je l'avais pressentis, mais son comportement était étrange. Elle marchait doucement, se rapprochant de la cascade chantante et du ravin. Aucun mouvement brusque, mais quelque chose ne semblait pas... naturel. En regardant mieux, je remarquais que la femme avait... les yeux fermés. Enfin il me semble ?  Je sentis un léger frisson, mon instinct me soufflant que quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas normal, même pour un renaigse. Je me rapprochais un peu plus, mais elle ne m'entendait pas ni ne me voyait. Ses yeux restaient fermés, elle avançait vers le ravin. Savait elle ce qu'elle faisait ? Plus elle se rapprochait de son pas constant, plus je me disais que non.

Je me décidais alors à agir. D'un pas leste je réduisais les quelques mètres qui nous séparaient, juste avant qu'elle n'effectue les derniers pas devant la précipiter dans le ravin. J'eus un geste pour la tirer en arrière et lui éviter une mort certaine, quand elle se figea et se tourna vers moi. Surprise par ce changement, je m'immobilisais immédiatement, ne sachant pas comment elle allait réagir. Elle s'effondra alors sous mes yeux, et par réflexe je l'accompagnais au sol pour éviter qu'elle ne tombe par maladresse dans la rivière plus bas. Je reprenais un peu ma contenance, décidant de parler (ou plutôt de gronder) la jeune femme qui était inconsciente de ses actes.

"Mais qu'est ce qui te prends, renaigse ! Tu n'as pas vu le ravin ?!"

Je regardais la jeune femme devant moi, dans son habit blanc qui détonnait toujours sous la lumière de la lune. Cette fois ci ses yeux étaient bien ouvert, plein de terreur et posés sur moi comme si j'étais un monstre. Lui avais je fais peur ? Elle tremblait légèrement, son visage pâle reflétant la stupéfaction. Adoucie et surtout sentant que j'avais mal agis en la sermonnant plus tôt, je reprenais d'une voix plus calme et douce.

"Du calme renaigse, du calme... Je ne vais pas te faire de mal... Tout va bien."

Comme si je devais consoler une enfant, je lui caressais l'épaule avec douceur, lui prouvant que je n'étais pas là pour la manger. Mais je fronçais des sourcils alors que je sentais le textile sous ma main. Il était plutôt fin, et très froid. Les tremblements de la jeune femme, ses lèvres pâles et ses pieds nus prenaient alors une toute autre dimension. Elle devait être gelée en plus d'être sous le choc. Mais quelle idée de sortir en pleine nuit, en hiver de surcroit, dans cette tenue ? Je retirais ma main, commençant à déboutonner mon surplis de fourrure.

"Les nuits sont froides et dangereuses pour qui ne connait pas le chemin. Pourquoi t'aventurer ainsi toute seule, et avec aussi peu de vêtement ? Tu es gelée."

Délicatement je le posais sur elle, espérant que cela allait aider un peu à la réchauffer. Mais ce qu'il faudrait surtout c'est un feu. Je me levais doucement, continuant de la rassurer avec ma voix douce.

"Reste ici, je vais chercher un peu de bois pour faire un feu. Tu as trop froid, ma cape ne sera pas assez."

Heureusement il y avait assez de bois mort en cette saison tout autour. Je n'avais pas à chercher très loin pour trouver des brindilles et quelques branches. Au moins de quoi démarrer un début de feu. Cela me peinait un peu de quitter la quiétude du monde de la nuit, mais je n'avais pas le choix. Si je n'agissais pas, la renaigse risquait de mourir de froid. J'étais revenue en à peine deux minutes, avec du bois que je commençais déjà à assembler d'une main experte, et sortant de ma besace une pierre à feu pour démarrer quelques étincelles. En quelques secondes la braise pris sur quelques feuilles, puis les brindilles, et le bois. La lumière chaude et vivace du feu écartait les ténèbres de la nuit, nous laissant comme dans une bulle isolée de ce qui nous entourait. Quel dommage... Mais au moins la jeune femme n'aura plus froid. Reste à savoir ce qu'elle fait ici, et pourquoi.

La chaleur du feu semblait raviver un peu la jeune femme, dont la voix tremblante sortit enfin de ses lèvres. Elle me remercia, chose pour laquelle je répondis par un simple signe de la tête. Je l'observais, la voyant toujours tremblante dans son vêtement blanc et sous ma cape de fourrure. La peur semblait avoir quitté son regard, bien qu'elle semblait toujours un peu sous le choc et combattant le froid qui la prenait. Elle me demanda où nous étions, ce qui m'étonna un peu. Avait elle été abandonnée ? S'était elle perdue ? Ne voulant pas de suite l'assaillir de question, je répondis assez simplement à sa demande.

"Nous sommes à Wenshaveye, près de la rivière des eaux chantantes. Et tu as failli tomber dedans."

D'ailleurs, il suffisait de tendre l'oreille pour le comprendre. Derrière nous, en bruit de fond sous les craquements du bois et du feu, on pouvait entendre le bouillonnement de l'eau qui résonnait en bas de la gorge. Je ne trouvais pas que c'était ici que la rivière jouait sa plus belle mélodie, préférant quand elle courrait plus proche de la mer en se glissant entre les cailloux et son écho résonnant sur les roches plus rondes. Mais ici au moins, elle était assez bruyante pour qu'on ne puisse pas l'ignorer et tomber dedans. Enfin, pas pour elle semble t'il. Je jetais un autre morceau de bois dans le feu, le faisant crépiter avec allégresse et comblant un moment le silence. A mon tour de lui poser des questions.

"Comment se fait il que tu te retrouves ici toute seule, et dans une tenue aussi légère ? Est ce que tu t'es perdue et éloignée de ton campement ? La nuit est dangereuse, surtout pour les renaigse."

J'étais inquiète de savoir une renaigse toute seule ici, surtout dans son état. Premièrement parce que c'était dangereux pour elle, mais aussi parce qu'un renaigse était rarement seul. Et si les autres venaient à essayer de la trouver et me voyaient avec elle, ils pourraient mal comprendre la situation et s'en prendre à moi. Certes je ne suis pas du genre à ne pas savoir me défendre, mais je n'aime ni le conflit ni même me battre. Je ne suis pas une guerrière mais une guérisseuse après tout. Et la jeune femme devant moi, de façon assez rassurante, ne semblait pas non plus être un guerrière renaigse. Enfin, il faut l'espérer.

J'écoutais la jeune femme, essayant de comprendre ce qu'elle disait entre ses claquements de dents. Ce genre de comportement me disais quelque chose, même si je ne l'avais jamais vu. Je réfléchissais quelques secondes, et mes souvenirs me revinrent.

"Mh... tu es peut être une Rêveuse Eveillée, ceux qui une fois endormis se lèvent et font des choses comme s'ils étaient réveillés, mais ils n'ont aucun souvenir. C'est rare, j'en ai uniquement entendu parlé de la part d'un autre doneigad dans un village éloigné."

De ce qu'il m'avait expliqué il fallait surveiller les personnes qui avaient ce genre de trouble. Bien que des potions et de l'encens brûlé pendant leur sommeil pouvait les aider, il fallait en général dans les cas les plus difficile les attacher. Mais je n'avais jamais rencontré moi même une personne sujette à ce genre de maux. En tant que guérisseuse, je trouvais cela très intéressant. La jeune femme elle s'excusa, mais au final il n'y avait pas vraiment de mal. Après tout, j'aurais pu facilement l'ignorer et je n'aurais pas été une seule seconde en danger. Je la rassurais donc sur ce point. Enfin, d'une certaine manière.

"Il n'y a pas de mal, c'est surtout toi même qui était en danger. Déjà, avant de penser à revenir auprès des tiens il fut te réchauffer. Sinon, tu ne réussiras pas à marcher et tu pourrais te blesser."

Le froid avait le défaut de rigidifier le corps et d'empêcher les mouvements. Si elle essayait de se lever et de marcher dans son état, elle risquait plus de se faire mal en trébuchant, tombant, ou bien en se coupant sans s'en rendre compte. Non, il valait mieux qu'elle reste ici. La jeune femme continuait de trembler malgré le feu, mais je savais que cela pouvait mettre un peu de temps à se qu'elle se réchauffe. Cela ne devrait pas trop tarder, et il fallait surtout s'assurer qu'elle ne s'endorme pas. Aussi, je prenais les devants pour engager la conversation, et me présentais à elle.

"Je suis Elatha, Doneigad de Wenshaveye. Qui es tu, et que viens tu faire avec les tiens dans cet endroit ? C'est éloigné de vos chemins."

C'était une question assez banale, dite sur un ton qui était loin d'une intention méfiante ou bien malveillante. Parfois des renaigses devaient dormir dehors sur les chemins, ne pouvant pas atteindre leurs villages. C'est là sans doute qu'il y avait le plus de danger, comme elle l'avait montré malgré elle.

La jeune femme me surprit un peu en me remerciant dans notre langue. Je posais sur elle un regard curieux, mais plus doux et attentionné. Si elle avait pris la peine d'apprendre un peu de notre langue, surtout remercier (ce qui est rare d'entendre de la part de renaigse) c'est qu'elle avait sans doute de bonnes intentions envers notre peuple. Ou du moins, elle prenait la peine d'écouter et d'essayer de comprendre, d'apprendre. Ce simple mot la mettait, sans doute sans vraiment qu'elle le sache, dans de bonnes dispositions envers moi. Et elle le fit encore plus quand elle expliqua vouloir rejoindre le campement de layons près de wenshaveye. Je la fixais soudainement avec plus d'intention, mes yeux brillants d'un nouvel intérêt.

"Les chercheurs... Vous voulez dire le groupe de sages layons, avec Hassan, Mitra et Basir ? Je les connais bien, je parle souvent avec eux. Et j'aime bien Mitra."

Cela avait été dit avec un léger sourire, mon visage ne cachant nullement la bonne humeur dans laquelle cela me mettait. Qu'elle rejoigne ce groupe confirmait qu'elle était une personne qui essayait de comprendre et d'apprendre. C'était une bonne chose que je l'ai sauvé. JE l'écoutais ensuite me raconter qu'elle allait de temps en temps là bas, mais plus trop dernièrement. Elle était accompagnée par deux autres layons, mais pour une fois elle avait fait cavalier seule. Elle me donna son nom, et me demanda si j'en avais peut être entendu parlé. Je réfléchissais, mais cela ne me disait rien. Mais après tout, dernièrement j'étais pas mal sur les chemins pour aider les autres villages, et quand je parlais avec les layons du campement je m'adressais surtout à Mitra, Basir ou bien Hassan quand il était là. Je secouais doucement la tête.

"Hélas votre nom m'est inconnu. Je ne connais que ceux qui restent tout le temps au campement, et avec qui je parle régulièrement. Beaucoup changent, vont et viennent. Je ne retiens pas leur nom, pas s'ils n'essayent pas d'écouter et de comprendre."

Je regardais le feu craquer, et remettais quelques branches dedans pour le raviver. Heureusement il n'y avait pas beaucoup de vent pour essouffler inutilement la braise. Puis je rebondissais sur la dernière phrase de Lysha, qui m'étonnait un peu.

"Important ? Je suis une sage, mais il y en a beaucoup à Wenshaveye, du moins beaucoup plus que dans les autres villages. Je ne suis donc pas si importante que cela. Ma voix est certes écoutée, mais elle n'est qu'une parmi une multitude d'autres."

Il est vrai qu'en théorie je suis une personne importante, mais noyée dans la masse de wenshaveye, cela perdait quelque peu de son éclat. De plus j'étais une jeune doneigad, qui s'impliquait un peu trop dans les affaires des renaigses au goût de certains de mon peuple. Mon importance en prenait un peu un coup, mais je gardais cependant le même cap. Je suivais les vents qui me guidaient, ma conscience me murmurant comme la fine pluie que j'étais sur la bonne voie. Cela me consolait un peu, dans mes moments de méditation. Mais ici il n'était plus question de méditation. La jeune renaigse était à présent sous ma protection, et l'ayant sauvée je devais m'assurer qu'elle resterait sauve jusqu'à ce qu'elle arrive soit sur la bonne rive, soit parmi les siens. Un choix devait être fait, car nous n'étions il est vrai pas si loin de ça du village, à un peu moins d'une heure de marche. Pourtant, cela ne me semblait pas être la meilleure chose à faire, surtout en pleine nuit.

"Même si votre groupe doit rejoindre le campement des sages layons, je ne peux pas vous ramener directement là bas. Votre groupe va s'inquiéter, et à essayer de vous chercher ils peuvent aussi se mettre en danger. Le mieux est que vous retourniez auprès d'eux, et vous reprendrez ensuite le chemin que vous deviez prendre. De jour, il n'est pas très dangereux si vous ne vous éloignez pas des sentiers. Mais avant, réchauffez-vous encore un peu."

Je remettais une branche dans le feu, faisant tournoyer les flammes. Celles-ci dansèrent sous mes yeux, tournoyant vivement en quelques secondes. Il y eu quelques longues secondes de silence, ne laissant que le crépitement du feu faire entendre sa mélodie. Puis, de nouveau, je parlais.

"Dites moi Lysha, qu'être vous venu chercher ici ? "

Cette simple question, que j'avais posé d'une voix douce en posant mes yeux clairs sur elle, pouvait avoir bien des sens. Mon regard, illuminé par les flammes d'une lueur rappelant celle des bêtes que l'on peut croiser en pleine nuit dans les bois, la sondait. Répondrait elle avec la tête, ou bien le coeur ?

La jeune layona s'exprima au début avec hésitation, ne semblant pas savoir sur quel pied danser pour répondre à ma question. Pourtant, elle prit son courage, et peut être mieux disposée avec la chaleur du feu, s'exprima avec de plus en plus de ferveur. Je l'observais, voyant dans son regard et ses expressions toute la sincérité de ses paroles et de son coeur. Elle était différente de bien des renaigses, même de ceux que j'avais rencontré dans le groupe des sages de layons à côté de notre village. Je souriais légèrement, appréciant avoir en face de moi une personne qui était autant capable d'écouter que de comprendre.

"C'est un état d'esprit rarement vu chez les vôtres, et d'autant plus apprécié quand on le rencontre. Je comprends mieux votre place parmi ces sages layons."

Elle ressemblait en un sens à Mitra et à Basir, mais avec la différence en plus qu'elle avait l'air... perdue. Je l'écoutais me raconter qu'elle était certes là pour suivre son "mentor" et rechercher des plantes, mais surtout qu'elle cherchait sa place et se trouvait bien là où elle était. Songeuse, je me disais que plus je rencontrais de renaigse, plus ils avaient tous l'air de ne pas trop savoir au final pourquoi ils étaient ici. Ou plutôt, ils ne savaient pas leur place sur l'île. La jeune femme, elle, semblait avoir un début de réponse. Je prenais une branche, la jetant dans le feu qui crépita de plus belle.

"Nous croyons que chacun a sa place dans le cycle, en équilibre avec ce qui nous entoure. Parfois le trouver est facile et naturel, parfois au contraire il faut chercher, essayer, ne pas réussir, finir par le ressentir."

Cette philosophie de vie était bien différente de ce que j'avais pu observer chez les renaigses, mais Lysha devait peut être sans s'en rendre compte se rapprocher de ce genre de mode de vie. L'encourager sur cette voie, ou du moins lui dire qu'elle avait raison d'écouter ses ressentis, me semblait la meilleure chose à faire en tant que doneigad pour l'aider.

"Vous semblez être une personne sensible. Faites confiance à ce que dit votre coeur plutôt que votre tête, écoutez l'écho que vous provoquer autour et ce que vous ressentez. La réponse vous viendra alors clairement, aussi surprenante puisse t'elle être."

J'espérais que ces quelques mots allaient lui être utiles, et l'aider à continuer sur ce qui semblait lui apporter la paix et l'équilibre. Elle avait l'air respectueuse de l'île et de nos coutumes, alors autant lui faire part de l'expérience dans son ensemble. Conseiller ceux qui veulent faire partie de l'équilibre et du cycle, c'est le rôle des doneigada. Encore plus les doneigada de mon genre qui sont des guérisseurs du corps et de l'esprit. A coté, autre chose m'interrogeais chez cette jeune femme. Elle avait dit venir étudier spécifiquement une plante comme tant d'autres layons venus ici. Pour autant, vu qu'elle était différente, peut être que ses objectifs l'étaient aussi. Curieuse, je l'interrogeais sur le sujet.

"Vous étudiez les plantes, vous dites. Est ce pour une application médicinale en particulier ? Ou bien pour ce malichor dont vous semblez tous parler ?"

Le Malichor, dont j'avais entendu plusieurs fois la mention sans qu'on arrive vraiment à m'expliquer ce que c'était, semblait être une mystérieuse maladie de leur continent. Une maladie qui, à les entendre, était aussi terrible qu'effrayante. Etait ce pour ça qu'ils venaient sur l'île ? Pour trouver une solution ou bien la fuir ?

La jeune femme semblait se pétrifier quand je mentionnais le Malichor. Puis de stupéfaction il semblait y avoir de la colère, ou plutôt une peur viscérale. De suite elle répondit avec une véhémence qui m'étonna qu'elle ne travaillait pas dessus. J'étais surprise par un tel effet. Je savais que les renaigses en général n'aimaient pas parler de cette étrange maladie, que leurs visages s'assombrissait de peur ou de peine, mais jamais à un tel point. Je la laissais continuer sur ses réelles recherches, n'approfondissant pas mes interrogations sur cette étrange maladie. Elle semblait tant faire peur et avoir traumatisé Lysha, et ce n'était sans doute pas les bonnes circonstances pour la faire parler sur le sujet afin qu'elle soulage son coeur. Non, une autre fois peut être.

Sur un autre sujet, il était intéressant de l'entendre s'intéresser aux plantes. A celle qui pouvait donner de l'énergie, et pas seulement guérir. J'étais amusée de l'entendre parler avec excitation et passion de toutes les utilisations possibles pour ces plantes. On dirait presque une jeune apprentis qui ne sait où donner de la tête sur ses recherches et sur la compréhension de ce qui l'entoure, voir d'un enfant qui découvre le monde avec tout ce qu'il peut voir, toucher, sentir, voir gouter. Je souriais.

"Mh... Il faut en effet faire attention. Certaines plantes peuvent être toxiques à certaines doses, ou alors si extraite au mauvais moment de la vie de la plante, ou encore si mélangée avec d'autres ingrédients. Soyez prudentes, et ne mettez pas tout ce que vous trouvez dans votre bouche fu fu fu ~ ...."

Je ne pus m'empêcher de laisser échapper un petit rire, la regardant avec autant de douceur que d'amusement. Ce n'était pas pour la railler, mais cela m'amusait de penser que les jeunes apprentis seront toujours les mêmes. La jeune femme semblait avoir de grands espoirs pour l'étude de cette plante, au point presque qu'elle pourrait s'y perdre. Il y avait une solution bien entendu pour cibler, mais elle n'était pas des plus faciles. Pour autant, je lui en faisais part, pensant que cela ne pourrait être que bénéfique pour la relation entre les renaigses et les nôtres.

"Nous avons une profonde connaissance des effets de plusieurs plantes sur l'île, mais c'est un secret bien gardé par les nôtres. Vous pourriez demander à l'un des doneigad guérisseurs de wenshaveye, mais pour qu'ils vous répondent franchement il faut gagner leur confiance, ou bien montrer que vous pouvez apporter quelque chose au clan."

Moi même, bien que je sois plutôt curieuse et ouverte envers eux, je n'allais pas leur céder notre savoir et nos secrets aussi facilement. Elle avait gentille et avec de bonnes intentions, mais cela ne voulait pas dire pour autant que je pouvais lui faire complètement confiance. Pour cela, il faudra qu'elle prouve sa valeur, qu'elle devienne carants de l'un des doneigada du village ou bien même de notre mal. Plus facile à dire qu'à faire certes, mais au moins elle savait qu'il y avait une piste. Beaucoup des renaigses faisaient leur recherches sans forcément penser à demander ce que nous savions de notre propre île, et encore moins se doutaient que pour confier ce genre de secret il fallait le mériter. Mais peut être qu'un jour, cela pourrait arriver. En tout cas, j'enjoignais la jeune femme à la prudence et à la vigilance.

"Si vous voulez faire vos recherches de votre côté, je vous recommande tout de même la prudence. Si c'est bien la même plante dont nous parlons, elle peut être à double tranchant."

Combien de renaigses étaient tombés malade en mangeant les mauvaises plantes, ou alors en faisant les mauvais mélanges ? Pire, certains étaient morts à ce qu'on disait. Mais après, ils auraient pu aussi nous demander ce qui est bon ou non à manger. M'enfin, ce sont des renaigses après tout...

Elle se mit à rire, sans doute amusée par le fait qu'une personne de l'île puisse s'inquiéter pour une renaigse. Mais elle voulu me rassurer en me disant que les plantes toxiques existaient bien sur leur continent, et que ce n'était pas la première fois qu'elle avait appris à les manipuler. C'était rassurant en effet, mais je ne pouvais m'empêcher de l'inciter à la prudence. Après tout, notre île semble si différente de leur propre terre qu'elle peut amener son lot de bonnes et mauvaises surprises. Mais elle avait l'air de prendre ma demande de prudence à une façon de la juger sur sa jeunesse. Loin de penser cela, je corrigeais le malentendu.

"Ce n'est pas parce que vous êtes jeune. Mais j'ai tellement vu et entendu des renaigses tomber malade - alors qu'ils ont des cheveux blancs - par manque de précaution envers nos plantes que je ne peux m'empêcher de pousser à la prudence. Je suis guérisseuse, il m'est toujours douloureux de voir des gens tomber malade ou être blessé alors que cela peut être évité."

Même parmi les sages layons du campement, certains s'étaient fait avoir par manque de précaution, ou bien parce qu'une de nos plantes ressemblait à la leur. Nous avions notre propre savoir sur l'île, mais j'avais souvent remarqué que les renaigses (même les sages) se méfiaient de se que nous pourrions leur dire, et ne cherchaient pas à nous demander. Peut être avaient il peur que nous les empoisonnions ? Je savais que certains des nôtres étaient réticents à partager notre savoir, et vu leur passif avec certains renaigses je pouvais les comprendre. Mais quand il s'agissait de guérir, pour moi il n'y avait pas à faire de différence. Une vie à sauver reste une vie à sauver, peut importe la langue qu'elle parle.

Le point sur ma jeunesse semblait elle avoir été remarquée, et elle me demanda si comme elle on m'avait sous estimé pour ma jeunesse. Pensive, je repensais aux derniers évènements, et ce qui m'avait amené à devenir doneigad. Les choses sont peut être différentes chez eux, peut être que malgré le statut obtenu ils seront encore douté par les autres. Ce manque de confiance et de solidarité entre les renaigses faisait de nouveau surface, même dans ce genre de situation. Je comprenais mieux à présent la réaction de Lysha à ma mise en garde. Je souriais doucement, essayant de lui expliquer que je n'avais pas autant ce problème qu'elle.

"Mh... Je suis certes jeune, mais pour devenir doneigad il faut passer des années d'apprentissage en tant que Voglendaig pour ensuite être reconnu par notre mentor et par en ol mil frichtimen. Ce... rituel de passage fait preuve de foi. Pour la plupart des miens même si je suis jeune je reste respectable et l'on fait confiance à mes conseils. Mais il est vrai que parmi mes pairs doneigada je reste encore jeune et inexpérimentée. Pour autant, je sers les miens aussi bien et possède ma propre vision du lien et de l'harmonie avec l'île. Le temps fera son oeuvre, et j'apprendrais autant que j'enseignerais aux autres pour être reconnue. Parfois, il s'agit de patience et de persévérance. "

Nous étions beaucoup de doneigada à Wenshaveye, et sans doute que dans cet endroit j'étais encore considérée comme une jeune pousse. Pour autant, ce n'était jamais en négatif, et j'appréciais tout ce qu'ils pouvaient m'enseigner de plus, et nous partagions nos connaissances. C'est un peu différent des doneigada des autres villages, pour lesquels à partir du moment où ils ne sont pas du même avis que moi ma jeunesse leur parait comme une tare, ou un point faible justifiant leurs doutes. Je laissais cela glisser sur mon dos, préférant me rendre utile autrement que de chercher une confrontation stérile.
Mais bon, peu importe. J'étais plus intéressée ici par le savoir de cette jeune femme. Elle semblait avoir des connaissances médicales, et je me demandais si ses études portaient également sur les animaux. Après tout, nous les doneigada devions être polyvalent et ne pas exclure l'un ou l'autre, d'où a difficulté et la longueur de l'apprentissage.

"Est ce que votre savoir se limite uniquement au plantes ? Ou alors vous avez étendus cela aux animaux ? Car il existe ici une harmonie telle que souvent l'étudie de l'un et de l'autre son complémentaires pour véritablement les comprendre."

Souvent des plantes que l'on retrouve sur le territoire des animaux à venin étaient les meilleurs remèdes pour détoxifier les plaies. Etait ce le cas également sur leur terre ? J'étais curieuse de voir si elle était capable de m'en dire plus sur le sujet.

Lysha semblait obtenir la plupart de son savoir des "livres", ces fameux objets en peau d'animal sur lesquels ils écrivent beaucoup. C'était bien différent de notre culture, mais en tant que doneigad l'écriture ne m'était pas inconnue, quoi qu'utilisée de façon beaucoup plus parcimonieuse et dans des situations exceptionnelles. J'hochais de la tête, pensive.

"Ha oui, j'ai vu que les vôtres gardez beaucoup d'informations et de savoir en écrivant. J'ai été étonnée de savoir qu'autant de personnes savaient le lire. Chez nous, l'écriture n'est pas courante et réservée pour des tâches importantes et sacrées. J'ai essayé d'apprendre votre écriture, mais ce n'est pas aussi facile..."

Mitra, la layona avec qui j'avais le plus d'amitié dans le groupe de sage du campement, avait commencé à m'enseigner les rudiments de leur écriture. Mais devant faire cela discrètement et n'ayant pas forcément l'une ou l'autre beaucoup de temps, mes progrès en la matières étaient des plus modestes. Pourtant, ce n'était pas faute de vouloir apprendre. Et comme elle, le fait de pratiquer aidait, et je comprenais son envie de vouloir aller sur le terrain pour confronter son savoir théorique à la réalité. Je souriais légèrement, me rappelant mes propres jeunes années d'apprentissage.

"Rien ne vaut la pratique, même chez nous. Nous n'avons pas l'écriture, mais même si nous écoutons nos mentors nous devons pour bien comprendre faire par nous même, aller sur place et toucher de nos mains, ou bien voir de nos yeux."

Ca, et puis le fait de se tromper et de devoir tout recommencer. En tant qu'apprentis il était récurrent que nos mentors ne nous donnent que quelques indices et ensuite nous devions nous débrouiller tout seuls pour trouver la solution. Garder un esprit agile, curieux, sensible autant que logique. J'y pensais avec nostalgie, mais ne regrettais pas d'être arrivée à la fin de cet apprentissage tout de même long et rude. A présent j'étais doneigad, je soignais autant que je pouvais enseigner. Et il se trouvait que ce soir on demandait de nouveau de mon savoir. La layona me posa une question, à laquelle je fronçais un peu les sourcils.

"Vous voulez dire sur comment devenir Doneigad ?"

Expliquer comment devenir doneigad n'était pas simple, même si l'on expliquait chaque étape. De plus pour ces renaigses qui n'ont pas l'esprit ouvert à ce qui n'est pas palpable, le concept même de nos croyances et de ce sur quoi tout reposait était loin d'être acquis. Je réfléchissais, me demandant si j'allais arriver à lui faire comprendre l'essentiel avec leur langue.

"Mhh... Ce n'est pas si simple à expliquer, surtout en si peu de temps. Mais... je vais essayer."

Je restais silencieuse quelques instants, regardant les quelques flammes du petit feu de camp. Il fallait que j'arrive à trouver le bon bout par lequel commencé, surtout qu'elle semblait surtout intéressé par ce qui nous "acceptait" ou bien le rituel de passage. Et pour ça, il faut commencer par l'essence même de tout ce qu'est notre culture. D'une voix posée et calme, je commençais donc mes explications, essayant de trouver des mots simples et des tournures de phrases adaptées.

"Vous avez sans doute entendu parlé de notre lien avec l'île, avec ce qui nous entoure et notre volonté de rester en harmonie et inclus avec elle. Autant pour ses richesses de nourriture que de danger, elle donne autant qu'elle prend, et il faut la comprendre pour être acceptée par elle."

Ce principe de symbiose n'était pas, de ce que j'avais furtivement appris des renaigses, quelque chose de vraiment inné chez eux, voir culturel. Sans doute qu'elle n'allait pas comprendre ce que c'était, ni l'importance d'une telle relation, pourtant elle était la base de tout sur l'île pour y vivre, et non juste survivre.

"La voie des Doneigada c'est cela. Apprendre à écouter, voir, comprendre, sentir ce qui nous entoure. S'impliquer pour être l'intermédiaire entre notre peuple et ce qui nous entoure, à respecter et faire passer la voix d'En Ol Mil Frichtimen."

C'était notre rôle religieux autant que médical ou social, tout était lié. Mais pour des renaigses qui n'aimaient pas ce qui avait attrait à un dieu ou à une puissance non expliquée et impalpable, pouvaient ils le concevoir ? Peut être pas sans une pointe de moquerie ou bien de mépris, mais c'est ce que nous sommes malgré tout. Je continuais, toujours en essayant d'imager autant que possible pour lui faire comprendre.

"Être accepté par ce qui nous entoure c'est avant tout la comprendre, savoir ce qui peut nous nourrir, nous guérir, nous attaquer, nous tuer. Là on peut apprendre notre place, que tout fonctionne dans un cycle, que ce qui est donné peut être repris. Comme un chasseur qui apprend à connaitre le comportement d'un prédateur ou d'une proie, un doneigad peut voir dans ce qui nous entoure ce qui est bien ou mal pour l'équilibre de l'île, et pour le bien de notre peuple."

L'équilibre et l'harmonie étaient au centre de tout, et sans cela nous ne pouvions pas être, d'une certaine manière, vu de façon particulière par l'île.

"Être accepté et reconnu, c'est d'abord accepter et reconnaitre ce qui nous entoure. Alors En Ol Mil Frichtimen peut, en lisant en nous, voir si nous sommes dignes d'entendre sa parole et d'avoir une place privilégiée d'intermédiaire pour l'équilibre de l'île."

Je souriais légèrement, me demandant ce qu'elle devait penser de cela.

"C'est beaucoup à apprendre et à comprendre, surtout pour vous les layons qui ne semblez aimez que ce que vous pouvez voir et toucher. Mais il y a bien plus que cela, dans ce que nous sommes. "

J'avais terminé ma longue explications, et attendais à présent ses questions sans doute nombreuses, ou bien tout simplement ce qu'elle ne comprenait pas du tout.

La jeune femme avait toujours des questions, mais avec patience et un doux sourire j'y répondais. Même si certaines choses restaient assez globales, car il n'y avait pas de réponse précise. Comme sur la question de la façon dont nous ressentions le lien et ce qui nous entourait.

"Oui, plus ou moins. Mais cela dépend de l'affinité de chacun."

Sa question sur l'entité aux milles visages de l'île était intéressante, parce qu'elle se rapprochait de la vérité, mais surtout par le ton curieux et neutre. Elle ne jugeait l'existence même d'En Ol Mil Frichtimen, ce qui était en soi peu commun parmi les sages que j'avais rencontré.

"Il faut en effet en avoir le droit, mais surtout s'exercer à tout moment et comprendre. Certains sont nés avec ce lien, cependant s'ils n'effectuent pas l'entrainement nécessaire pour y arriver, ils n'auront pas alors cette compréhension profonde de ce qui les entoure."

Les on ol menawi en étaient la preuve, car bien qu'ils aient la marque du lien ils n'étaient pas pour autant capable d'utiliser le lien, voir même de le comprendre. Ce qui faisait que pas tout le monde, même les porteurs de la marque dès la naissance, ne pouvait devenir doneigad. Comprendre l'île, cette harmonie et l'équilibre des cycles, cela demandait un recul et des années de réflexions. D'où ma réponse à sa considération sur comment juger ce qui est bien ou mal. Car s'il y a une chose certaine, c'est qu'en ol mil frichtimen ne choisis pas les doneigada pour la "bonté" de leur coeur. Pas dans le sens que nous l'entendons du moins.

"La notion de bon ou de mauvais ne peut être la même pour tous. Pour une biche qui se fait attaquer par un dosentats, l'attaque n'a rien de bon, pour autant pour le prédateur c'est un acte bon pour sa survie. Il en est de même pour nous. Nous ne pouvons pas juger le bon et le mauvaise de l'île avec notre seule compréhension de nos règles de vie, ni nos propres cycles. La montagne et les arbres ont un temps de cycle de vie bien plus long que pour nous, ou tout simplement un papillon. Il faut observer, comprendre, ne pas se focaliser sur nos propres jugements et intérêts. Notre entrainement nous sert à exercer cette compréhension, et En Ol Mil Frichtimen en est le juge final. Les cycles changent, mais ce qu'ils contiennent peuvent changer et avoir d'importantes conséquences. Comme celles provoquées par l'arrivée de votre peuple sur l'île."

Je ne développais pas plus loin ce sujet. Dire cela n'était qu'un ou un bien était difficile à dire, même si pour l'instant la balance penche plutôt en leur défaveur. Mais qui sait ? J'observais la jeune femme, qui semblait petit à petit reprendre des couleurs. Bientôt elle devrait aller mieux pour que nous puissions y aller. Son esprit lui continuait de poser des questions, m'interrogeant à présent sur la façon dont notre entité nous répondais. Et je ne pus m'empêcher de rire en l'entendant juger cela comme intrusif.

"Ha ha ha ! Nous sommes sur l'île d'En Ol Mil Frichtimen, n'a t'il pas ce droit là ? Certains vont l'entendre clairement comme l'on se parle, d'autres de façon plus subtiles par des signes de ce qui nous entoure. Cela dépend de chacun, mais aussi de la méthode."

Je la regardais avec amusement, sachant qu'il n'y avait pas à s'offenser de ses propos. Ni à rebondir sur le sujet d'ailleurs, car à ce moment là je pourrais aussi questionner le fait que leur installation sur l'île est intrusive, alors qu'ils ne sont pas chez eux. Enfin, inutile de lancer ce genre de débat, pour une jeune femme somme toute innocente et sans mauvaises intentions. Je regardais le ciel, observant les étoiles. Il ne fallait pas tarder. Je me levais, sortant mon couteau de son fourreau.

"Il est temps à présent de partir. Le chemin est loin d'être court, et il faut arriver à votre campement avant l'heure la plus froide de la nuit."

Avec la lame de pierre du couteau je détruisais le feu en éparpillant les branches, puis les recouvrais comme je pouvais de terre pour en étouffer la braise. Je n'aimais pas utiliser de l'eau, la fumée est désagréable et pique le nez. Nous nous trouvions alors plongées dans l'obscurité, mais j'étais nullement inquiète, même si l'absence du feu rappelait assez vite la froideur de la nuit. Je rangeais mon couteau, puis me mis à ... enlever mes chaussures ? Je les tendis à la jeune femme, espérant qu'elle allait les mettre sur ses pieds nus.

"Je ne sais pas si elles vont vous aller, mais c'est mieux que rien je suppose. Prenez ma main et suivez moi. Je vais vous guider."

Si elle restait pied nue elle risquait de trébucher et de se blesser, ou d'être mordue trop fort par le froid. De mon côté cela ne me gênait pas, je savais marcher sans et le danger n'était pas aussi grand que pour elle. J'attendais tranquillement qu'elle les enfile, appréciant petit à petit ma vision qui se faisait à la lumière des étoiles. Puis, tendant une main vers elle, j'attendais qu'elle s'en saisisse pour nous mettre en route. C'était en effet une façon de se guider dans le noir, mais surtout m'assurer qu'elle ne s'éloigne pas. Ce serait bête de la perdre en chemin.

La jeune femme sur le chemin marchait bien, le mouvement semblant lui avoir redonné l'énergie qu'il fallait pour combattre le froid dans ses jambes. Je marchais tout en observant, restant à l'écoute de ce qui m'entourait pour m'assurer que nous ne croiserions pas le chemin d'une bête en chasse. Pendant notre route, ou plutôt sur la fin, la jeune femme se mit à discuter. Ou plutôt, vouloir partager le résultat de sa réflexion, étant donné que nous n'avions pas beaucoup parlé sur le chemin. Je fus au début un peu surprise -et curieuse surtout, du sujet dont elle voulait parler vu qu'elle souhaitait à ce que j'écoute simplement tout du long. Je lui jetais un coup d'oeil curieux, mais mon silence l'invitait à continuer.

Dans un premier temps elle me remercia, ce qui n'était pas si commun pour les renaigses. Non pas pour les remerciements en eu-même, mais plus pour leur sincérité. Ensuite elle parla de ce qu'elle pensait de notre conversation de plus tôt, de sa propre opinion sur l'affaire. Tous ses propos montraient un altruisme et un bonté d'âme qui lui faisaient honneur. Je fronçais simplement des sourcils quand elle mentionna l'île et qu'elle n'appartenait à personne. Peut être qu'elle n'avait pas compris que l'île était d'une certaine manière vivante et qu'elle appartenait à en ol Mil Frichtimen vu que l'île était en ol mil Frichtimen ? Je me demandais également si ce principe pouvait aller dans l'autre sens, c'est à dire les nôtres qui iraient sur leurs terres pour s'en accaparer le territoire. Est ce qu'elle serait aussi sûre de ce partage ? C'était un bon sujet de réflexion, mais comme elle le souhaitait je ne répliquais pas. Je continuai d'ouvrir la marche, sentant dans l'air l'odeur familière de la fumée de bois. Nous ne devions plus être très loin.

Elle semblait également prôner l'indépendance d'opinion, ce qui était aussi de mon point de vue louable, tout comme singulier. N'ont ils pas de traditions pour les guider ? Etait ce un mal que de simplement écouter l'avis de ceux qui ont été sur cette terre plus longtemps, avec plus d'expérience ? Peut être parlait elle simplement de suivre aveuglément ce que les autres disaient. Pour autant, si l'on a confiance envers les capacités de ceux qui nous dirigent ou nos ainées, est ce un mal également, et pourquoi s'en priver ? Je sentais que sa façon de penser était singulière, même pour une renaigse. Mais je trouvais cela intéressant, car support de réflexion. Un indice en plus pour mieux comprendre pourquoi les renaigses sont aussi différents de nous et ce qu'ils veulent vraiment, peut être...

Quoi qu'il en soit, un léger silence sembla indiquer qu'elle avait terminé ses explications. Elle reprit un peu en bégayant, et je souriais légèrement en sentant légère gêne dans son ton. Sans doute qu'elle n'était pas habituée à s'exprimer ainsi aussi longtemps sur sa propre pensé, et devant une inconnue de surcroit. Je trouvais cela adorable, d'une certaine manière. Elle réitéra ses remerciements, et espérait me revoir pour rendre la pareille tout comme avoir ma "réponse" à sa tirade. Je m'arrêtais, me tournant vers elle. Mes yeux étaient posés sur elle avec douceur, et je ne savais pas si dans l'obscurité elle était capable de discerner également mon léger sourire.

"Si la Chance le veut, nous nous reverrons, et nous pourrons de nouveau discuter de ce sujet. Vous aurez plus découvert notre île, et moi peut être plus compris les vôtre. L'avenir nous le dira. Maintenant allez, votre campement n'est qu'à quelques dizaines de mètres d'ici. Suivez la lueur et n'ayez crainte, il n'y a pas de danger sur votre route."

D'un geste j'avais indiqué plus loin une petite lumière chaude et vacillante, masquée en partie par les buissons et la forêt. Mes sens et mon lien ne sentaient aucun prédateur sur sa route, il n'y avait pas de raison qu'elle se fasse attaquer par les siens. Enfin, je l'espère pour elle. Avant de la laisser partir, je reprenais tout de même mes chaussures (mes orteils commencent quand même à ne plus sentir grand chose) et lui faisais grâce d'un dernier conseil autant que d'encouragement.

"Vous êtes plus réfléchie que ce que je pensais, vous êtes donc bien une jeune sage Layon. Pour autant faites attention, tout le monde n'est pas prêt à entendre votre manière de voir les choses, ni même à me vouloir. Je vous souhaite bonne chance dans votre apprentissage, et ne saurais conseiller que de continuer à observer et à apprendre. Qui sait, peut être que votre point de vue s'en trouvera changé également."

Sur ce je la laissais partir, l'observant marcher sur quelques mètres pour m'assurer qu'elle prenait la bonne direction, puis je repartais dans le sens opposé. Je regardais le ciel, qui allait bientôt commencer à pâlir. Il était temps de rentrer chez moi à présent. Certes je n'ai pas pu méditer comme je le souhaitais, mais cette nuit s'était tout de même trouvée enrichissante En Ol Mil Frichtimen a bien des façons étranges de me faire rencontrer les renaigses...