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Aie des yeux partout, ou loue-les [ft. Rosmunda]

Vaast
A bord d'un navire naute, en vue de l'île
Vaast
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Occupation : Inquisiteur (sous couverture)
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Aie des yeux partout, ou loue-les
Feat Rosmunda


 
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“Recherchons domestiques pour l’entretien de nos locaux. Requis : bonne moralité, discrétion et compétences irréprochables.”

Morose, Vaast examinait l’affichette. Elle devait être récente. Il avait plu ce matin, et elle était intacte, contrairement à la porte sur laquelle on avait cloué le papier.

Je devrais peut-être postuler. Au moins, en serviteur, on ne me regardera pas de travers… il pourrait même peut-être voir son propre dossier dans les bureaux, tiens. Ce serait sûrement édifiant.

Quoique l’idée lui soit d’abord venue par pur cynisme, l’inquisiteur se surprit à la passer en revue dans sa tête. Ce n’était pas si stupide que ça en avait l’air. Plus il était informé, mieux c’était : ça valait aussi pour ce que ses supérieurs et pairs pensaient officiellement de lui. Mais de toute évidence, il ne pouvait pas entrer là avec un tablier et dire qu’il était un gentil petit balayeur. Vaast ne bénéficiait pas d’un physique banal. C’était parfois un atout, mais pas dans de telles circonstances : on l’identifierait très vite. Au mieux, on se dirait qu’il avait complètement perdu les pédales et qu’il fallait l’enfermer pour son propre bien.

Il lui fallait donc un complice. Et là, les choses se compliquaient. Il n’avait que peu de contacts sur Teer Fradee, et personne parmi eux ne ferait l’affaire. Il lui faudrait donc se résoudre à contacter un inconnu. C’était un gros risque à prendre, même si le résultat pouvait en valoir la peine.

Le moyen le plus simple d’éviter de tomber sur un délateur était de ne pas chercher parmi les thélémites. La Congrégation était plus sûre. On y trouvait sûrement des gens prêts à jouer les porte-chiffons pour quelques pièces. Oui, mais il lui fallait aussi un lettré, pour savoir déchiffrer son dossier… Quelqu’un travaillant pour la noblesse, peut-être. Taper plus haut était voué à l’échec.

Vaast s’éloigna lentement du quartier-général de l’Ordo Luminis. Son plan prenait forme dans sa tête ; il lui fallait maintenant revenir à Nouvelle-Sérène pour un jour ou deux, le temps de le mettre en place.



Il avait passé la matinée à écrire une lettre d’amour sirupeuse à souhait. Songeant distraitement qu’il faudrait raconter ça à Alix, Vaast avait ensuite dissimulé le courrier sous une pierre, à dix minutes de la ville. Il avait pris soin d’inclure l’adresse d’un vieux pêcheur au dos : si sa cible choisissait de le vendre, elle se retrouverait non pas à face à une noble fortunée prête à payer pour protéger ses secrets, mais face à Barnabé.

Et à présent, il faisait le pied de grue au palais. Après mûre réflexion, Vaast avait songé que le meilleur moment pour passer à l’attaque était le soir, quand les serviteurs quittaient leur service.

Quand l’heure arriva, de nombreuses portes s’ouvrirent pour laisser passer une douzaine de personnes à l’air plus ou moins fatigué. Il écarta d’office quelques jeunots qui avaient l’air de débuter et choisit une femme d’âge mûr qui délaçait son tablier.

-Un instant, madame.

La cuisinière lui jeta un coup d’œil étonné. Vaast s’était pour l’occasion vêtu avec un soin particulier, espérant qu’on le prendrait pour un noble cherchant à recruter.

-On m’a dit beaucoup de bien de vous… Il paraît que personne ne saurait mieux me renseigner.

Il ajouta un sourire un peu espiègle à son compliment. A son grand soulagement, la cuisinière gloussa.

-Vous me flattez. Qu’est-ce qu’il faudrait à monsieur ?

-Oh, c’est une affaire très simple, quoique embarrassante… On m’a recommandé quelqu’un pour le service de mon épouse, et je n’ai pas retenu son nom. Voyez si la chose est bête. Je me suis dit qu’une personne du métier serait à même de me secourir. Bien entendu, je récompenserai votre aide.

Le mot “récompense” alluma une lueur dans les yeux de la femme.

-Ma foi, dites, je connais mon affaire !

-Ravi de l’entendre, répondit Vaast avec un nouveau sourire. Il s’agit d’une personne à l’air fort discret… Très compétente… Je crois me souvenir d’un visage assez passe-partout, ce qui n’aide pas… On m’a laissé entendre qu’elle était lettrée, ce qui m’intéressait fort…

La cuisinière se gratta la tête, Vaast croisa les doigts.

-Vous voulez parler de Rosmunda ?

Vaast hocha aussitôt la tête et sortit quelques pièces de son habit.

-Tout à fait ! Vous sauriez m’indiquer son adresse ?



“Madame,
On m’a parlé de vous et de vos compétences. J’aimerais vous employer pour une affaire fort simple.
Voyez-vous, j’ai des raisons de croire qu’une de mes connaissances trompe son aimable époux. Elle laisse régulièrement des lettres en lisière de la forêt, près de Nouvelle-Sérène… Je n’ose pas aller chercher ces courriers par moi-même pour vérifier. Qu’iraient penser les braves gens si on me surprenait ? Vous comprenez qu’il vaut bien mieux pour moi que je confie ce travail délicat à des mains plus discrètes.
Si vous récupérez la preuve, rejoignez-moi à cette adresse, à San-Matheus. N’ayez crainte, je vous dédommagerai fort généreusement.”


Vaast relut son courrier avant de le glisser sous la porte de la dénommée Rosmunda. Désormais, la bonne marche de son plan reposait entre d’autres mains.

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Comme je l’avais décidé, j’ai démissionné de chez Monsieur Pelicano très rapidement. Surveiller, d’accord, mais me mettre en danger comme ça pour une lettre sans valeur c’est niet ! Oh je sais, je sais, c’est très imprudent de quitter une telle place, car j’étais bien payée, oh oui, surtout avec les… petits suppléments. Mais je pense qu’aujourd’hui j’ai suffisamment de bouteille pour ne pas vouloir risquer ma vie ! Maintenant, c’est sûr, faut que je trouve un nouveau travail…

Quelques jours plus tard…

Je vous avais dit que ça irait ! Le lendemain de mon départ que j’ai trouvé un nouveau gagne-pain, eh oui ! Une auberge Aux abords de la Nouvelle-Sérène, la Grande Gourde. Je peux vous dire que j’ai bien rigolé le premier jour… Au départ je me disais « Ma fille, c’est un autre monde que de travailler dans un manoir, faudra t’habituer ! » si j’avais su ! Les matronnes qui tiennent l’endroit sont des amours ! J’ai jamais vu ça ! J’ai eu ma chambre illico, j’ai des punaises de lit, mais elles m’ont dit que le problème allait être vite réglé. Puis la cadence de travail est plus intense que chez Pelicano ou d’autres, mais on peut bavarder, plaisanter, je me suis rapidement liée avec mes camarades au service.

Enfin, y’a bien un inconvénient, j’ai du mal à trouver des affaires à régler… Les matronnes de l’auberge sont bien trop bonnes pour vouloir épier des concurrents ou d’anciens petits arnaqueurs. Résultat des courses, mes économies sont au poids mort. Et ça commence à me faire du souci, je l’avoue ! J’aimerai tant ouvrir un tel établissement, en être la patronne, mais avec ce qu’on me paye c’est pas demain la veille… C’est à ça que je pense le soir, dans mon lit à la Grande Gourde. Mais le lendemain, une des filles m’apporte une lettre. Chose étrange, je pense pas que quelqu’un voudrait me dire quelque chose, pas quelqu’un capable de me retrouver en tout cas.

Olala… Je l’ai finie, la lettre. Y’a pas à dire, je pense que j’ai fait quelques cheveux blancs ! Celui-là, on lui a « parlé de mes compétences » ! Mais qui ? Qui donc me vend comme ça dans cette ville ? Qui me connaît aussi bien et me recommande quand même au tout-venant ? Pas mes anciens patrons, parce que s’ils commencent à faire ma réputation ça voudra dire qu’ils ont usé de mes services, ce qui ferait mauvaise presse… Alors qui donc ? Je me suis trop fait voir, c’est sûr, tu vas finir par avoir des problèmes ma fille, de sacrés problèmes…

Mais bon, est-ce que je peux me permettre de cracher sur du travail ? Aujourd’hui c’est congé, j’ai rien à faire. Alors autant faire cette espèce de chasse au trésor comme quand j’étais gosse. Par contre « lisière de la forêt », Monsieur ou Madame, ça couvre une sacrée distance. Mais je suppose que y’a pas grands endroits où cacher une lettre par là-bas.

Je vais rarement en forêt, je dois bien l’avouer. Beaucoup de travail et quand j’ai du temps de loisir je préfère le passer à la taverne, à être un peu grise, plutôt que me promener comme une belle bergère sur les sentiers en dehors de la ville. Pis ça peut être dangereux, ah ça oui. Certes, la taverne aussi, mais ce n’est pas la même chose ! Mise à part cette petite peur qui me travaille les boyaux, je pense pouvoir m’acquitter de cette mystérieuse quête sans soucis. Je n’ai qu’à marcher, suivre le sentier de la lisière. Je demande là à un chasseur s’il a vu quelque chose, ici à un berger faisant glander ses cochons. Les gens qui passent par ici sont rares, et ceux qui avancent en amoureux intrépides encore plus.

Ça m’a pris presque toute la journée, m’esquintant les pieds sur les chemins caillouteux avant de finalement trouver une vieille cabane de forestier où, m’a-t-on dit sur ma route, on aurait aperçu un étrange voyageur couvert de cicatrice en train de traficoter. Eh bah, ma pauvre fille, s’il est vraiment aussi disgracieux ton nouvel amant c’est sûr que c’est mieux les échanges de lettres ! Heureusement que ce monsieur est si reconnaissable, sinon j’aurai quand même eu plus de mal à le pister.

J’ai plus envie d’entrer dans cette vieille baraque pour me reposer que de chercher cette maudite lettre. Mais le soleil est gentiment en train de se coucher et même si je suis pas franchement bien loin de la ville il me faudra un long moment pour rentrer chez moi alors autant ne pas traîner ! Là encore, me faut un sacré long moment pour chopper le bon emplacement. J’ai même réfléchi à attendre qu’un des deux tourtereaux vienne récupérer sa lettre, m’enfin j’ai fini par la trouver sans en arriver là ! Elle était juste sous un caillou, dépassait de là, à côté de la route. Je me suis retenue, ça oui, retenue de pas hurler de soulagement à côté de cette cabane décrépite. J’ai passé mon jour de repos à chercher ça, ça a intérêt à être un peu croustillant. Oui je sais, c’est pêché d’ouvrir le courrier d’autrui, mais je le mérite bien, quelque part… Et puis je vais pas aller voir ce fameux commanditaire avant deux jours donc j’ai le temps d’apprécier ce message d’amour, même s’il m’est pas destiné.

Deux jours plus tard…

Je suis triste. Vous allez me demander pourquoi j’imagine. Eh bien j’ai lu la lettre que j’ai récupéré au bord de ce fichu bois l’autre soir. J’ai lu la lettre et c’était très mignon. Maladroit, bourru, ça montre que c’est pas le plus finaud des messieurs qui a écrit ça, mais c’était à croquer. Débordant de miel et d’épices, ça donnait vraiment envie d’être à la place de la demoiselle. Alors pourquoi je suis triste ? Eh bien parce que quelque part je travaille à ce que ce joli couple ne perdure pas ! Alors oui, je sais, cette femme trompe son mari, mais si vous aviez lu… Je suis sûre que ce pauvre bougre d’époux n’a pas la moitié des sentiments que ce chevalier éprouve pour sa femme. Oui je suis très de cliente de ces romances impossibles, et j’en tire encore plus de peine de devoir aider à leur chute en remettant cette lettre à ce mystérieux nouveau patron.

Mais à un moment donné, il doit me payer pour ça et je me suis pas donné tout ce mal pour rien, croyez-moi. Alors pardon d’avance, les deux tourtereaux.

Le voyage à San-Matheus s’est passé franchement tout seul. J’ai cogité tout le trajet en cariole et c’est pas bien loin, même si on regrette la fin du voyage quand on passe des chemins boueux qui glissent tout seul aux pavés bien solides qui font tressaillir tout le véhicule. Me voilà, en fin de matinée, à arpenter cette ville que je connais bien trop peu pour pas me perdre en cherchant la maison de ce monsieur ! Mais je fini quand même par arriver au bon endroit. Oh, je vous le dis, ils ont bien rigolé les badauds quand ils m’ont entendu demander partout l’adresse. Mais la plupart me donnaient la direction avec un peu de crainte dans le regard, allez savoir pourquoi.

Et me voilà enfin ! C’est une bien jolie maison, ça me rassure, il aura les moyens de mettre la main à la bourse pour se payer correctement mes services ! Le fond de l’air est frais et ça fait un moment que je suis dehors, alors j’hésite pas et je frappe la porte avec le gond en métal fixé dessus. Hâte de voir qui s’inquiète à ce point pour son ami…
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L’essentiel de la matinée avait été consacré au ménage : une activité que Vaast n’avait plus pratiquée depuis une éternité.

Il fallait bien pourtant rendre sa maison vivable. Comme le faire pour lui-même était trop difficile, il s’était résigné à le faire pour les autres. Si un jour Alix venait, autant qu’elle trouve un logis soigné. Il avait donc retiré les draps poussiéreux sur les meubles, rangé la vaisselle neuve et nettoyé les sols.

Malgré ses efforts, la maison n’avait pas l’air accueillante. Elle était trop vide, trop austère. Vaast avait beau se creuser la tête, il ignorait comment rendre l’endroit chaleureux. Alix avait bien parlé d’un tapis orange, mais où trouverait-il une chose pareille ?

Vaast songea avec ironie qu’il n’était peut-être pas si mal que sa maison soit pauvrement pourvue. Il était installé dans un assez mauvais quartier, éloigné des places principales et du quartier-général de la Garde. Les ruelles étroites, la nuit, étaient paraît-il assez fréquentées par d’aimables personnes souhaitant délester les passants de leurs objets de valeur…

La seule chose qu’il n’avait pas touchée était son miroir, à l’étage. Il s’était remis à l’exercice depuis quelques jours, mais pour le moment, tout ce qu’il récoltait, c’était des courbatures. Un prix raisonnable à payer pour pouvoir de nouveau se regarder sans grimacer. Des mois de traversée et d’apathie n’allaient pas s’effacer en une semaine…

Une fois son labeur terminé, l’inquisiteur se lava, s’habilla et prit la direction de la cuisine sans enthousiasme pour préparer son déjeuner. La journée promettait d’être longue. Il n’avait rien de prévu, et la perspective de se retrouver en tête-à-tête avec lui-même encore vingt heures n’était…

Toc, toc.

Dans la main de Vaast, le couteau à pain effectua une pirouette pour être empoigné comme une dague.

Agacé par son propre réflexe, l’inquisiteur le jeta sur le plan de travail et alla ouvrir. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre que la femme en face de lui n’était ni une mendiante, ni une missionnaire venue le chercher ; ses vêtements à eux seuls indiquaient qu’elle ne vivait pas à San-Matheus.

Son plan improbable avait donc fonctionné. Vaast éprouva une satisfaction féroce à la pensée qu’il allait pouvoir faire quelque chose de beaucoup plus productif de sa journée que prévu - comme berner l’Ordo Luminis.

-Rosmunda, je présume. Entrez donc.

Il referma la porte derrière elle et l’invita d’un geste aimable à s’asseoir dans l’un des deux fauteuils de son salon. La pièce ne contenait pas grand-chose d’autre, mis à part un buffet, une table et un coin où était installé son autel. Deux bougies y brûlaient.

Lui-même s’installa dans l’autre siège et croisa les jambes, l’air parfaitement détendu.

-J’espère que votre trajet s’est bien déroulé… Et que vous avez la lettre.

Autant jouer le jeu jusqu’à avoir son propre courrier en main. Ensuite, il pourrait expliquer son plan à la domestique - si toutefois elle avait l’air suffisamment dégourdie et complaisante pour que celui-ci ait des chances de marcher.



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Mon patron d’un jour est ponctuel en tout cas ! Il met pas longtemps à venir m’ouvrir. La lourde porte s’écarte et me permet d’apercevoir mon… mon employeur. Oh Grand Lumineux, enfuis-toi Ros, faut t’enfuir maintenant sinon il t’arrivera malheur ! Mais quelle est ce… ce monstre, j’ai pas d’autre mot ! Il est grand, il est large, il est tout coupé de partout, il fait tout pour être avenant, ce vil tentateur, avec son sourire là, rah ! Je vais pas vous mentir, j’ai eu un mouvement de recul ! Bah oui, mettez-vous à ma place un peu ! Je m’attendais à un doux gentilhomme prévenant envers ses compagnons pas… un brigand qui a l’air d’avoir vécu mille batailles !

Aller, ma fille, tu dois te calmer. Souviens-toi de tout ce que tu as fait pour en arriver là ! Arpenter le bord de la forêt pendant des heures, à la merci du danger, pour trouver cette lettre, cette fichue lettre tout de même bien écrite et qui t’a donné des fourmis dans le ventre, mais une simple lettre ! Te voilà devant lui, celui qui va te payer, alors un peu de courage et tu y vas surtout ! Regarde, il te demande d’entrer, il est gentil, j’en suis sûre !

- Mes excuses, c’est bien moi.

Et je lui emboite le pas, rougissante en repensant à ce fichu réflexe de bondir en arrière à la moindre surprise.

- Encore désolé Monsieur, merci Monsieur.

Tête baissée tout le temps d’entrer dans la bâtisse, je me permets finalement de lever les yeux pour savoir où je me trouve. C’est pas l’endroit le plus lumineux où je sois passé. M’est avis qu’ici, chez les Thélémites, on aime l’obscurité ! Y’a des petites fenêtres, dehors il fait moche, et les bougies sont principalement sur l’autel au fond de la pièce. Je cligne un peu des yeux en le voyant d’ailleurs. J’ai pas d’autel chez moi, y’a pas beaucoup de temples à Nouvelle-Sérène, ça me manque un peu je l’avoue. Quand j’aurai mon commerce, j’aurai un autel, pour pouvoir prier à ma convenance ! Le reste des appartements de Monsieur est, ma foi, pas si éloigné de ce que j’imaginais. C’est… presque sinistre, comme j’vous le dis, ce qui n’est pas aidé par son allure… Rah, aller Ros, tu es plus brave que ça ! Il est gentil, je suis sûre qu’il est tout à fait aimable ! Je dois m’en persuader en tout cas, si j’ai l’air impertinente il ne me payera pas. Du reste, il m’invite à prendre place sur des fauteuils qui soulageront mes pauvres pieds, à n’en point douter.

Poliment, j’attends qu’il se place en premier bien évidemment. Je me sens déjà assez honteuse de mon comportement, je me pense impossible de faire quoique ce soit de plus qui pourrait me causer souci. Une fois dans le fauteuil, je me rends véritablement compte d’à quel point je suis épuisée. Vraiment, cette recherche y’a quelques jours m’a esquintée plus que je ne l’aurai cru. J’espère que j’aurai vite mon paiement et aller, retour à la maison ! Mais il sait me mettre à l’aise quand même, en me demandant comment s’est passé le voyage et, évidemment, si j’ai la lettre de son cher ami. Je dois l’avouer, je me mets vite un tout petit peu plus à mon aise.

- Oui cela s’est bien déroulé, merci Monsieur. Et oui j’ai la lettre juste ici.

Je fouille dans ma besace et lui tend la missive non ouverte. Oh, si, je l’avais ouverte, mais astucieusement refermée à la colle de poisson si bien que moi-même je n’y vois que du feu ! Alors ça devrait aller pour ce cher Monsieur.

- Vos amis sont assez malins pour ce qui est de cacher leur correspondance, j’ai mis du temps avant de trouver leur trace. Je me demande bien comment j’ai fait d’ailleurs !

J’essaye de me détendre moi et l’atmosphère avec un peu d’humour. Oh, je me doute bien que par ici on a tendance à garder sa figure de pierre et son sérieux, mais au moins je montre qu’il ne m’intimide plus autant qu’à l’ouverture de sa porte. En espérant que sa fonctionne, je tiens à ma prime moi…
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Vaast sentit ses abdominaux se contracter devant le mouvement de recul de la jeune femme. Il n’était pourtant pas question d’avoir l’air vexé ou blessé s’il voulait que tout fonctionne, et il se contenta de faire comme si rien ne s’était passé. Il accepta les excuses de Rosmunda d’un sourire et hocha la tête en attrapant son propre courrier.

Il n’avait pas l’air d’avoir été ouvert. S’était-il donné tout ce mal pour rien ? songea-t-il cyniquement.

-Merci infiniment, mademoiselle.

Bien. Avant de passer aux choses sérieuses, il fallait qu’il prouve être quelqu’un de confiance. Aussi posa-t-il la lettre sur le buffet derrière lui et se releva-t-il pour aller chercher sa besace accrochée à la rambarde de l’escalier. Il nota au passage l’intérêt de son invitée pour son salon, mais c’était loin d’être une mauvaise chose. Qu’elle soit observatrice était, à ses yeux, une qualité.

-Vous vous intéressez à mon autel ? J’imagine qu’il ne doit pas y en avoir beaucoup dans les demeures de Nouvelle-Sérène.

Ou du moins, pas dans la première pièce. Mais à San-Matheus, bien sûr, il était de bon ton d’afficher sa dévotion au vu et au su de tous.

Vaast revint vers son fauteuil et entreprit d’extraire de son bagage une petite bourse, qu’il lança à Rosmunda une fois de nouveau installé.

-J’espère que ceci suffira à vous dédommager.

La somme contenue dans la bourse était plutôt rondelette. Vaast voyait cela comme un investissement à moyen terme. Il aurait pu faire des recherches sur la jeune femme et lui faire du chantage, mais cela fonctionnait beaucoup moins bien hors de Thélème… et les risques que cela se retourne contre lui étaient assez élevés.

-Pour être tout à fait honnête avec vous, j’espérais que vous seriez volontaire pour une autre… excursion de ce genre. Un brin plus risquée, je dois le préciser.

Il n’aurait pas été bien de faire croire à Rosmunda que déjouer l’attention de l’Ordo Luminis était comparable à une promenade en forêt. L’inquisiteur avait adopté un ton lent, calme et sérieux.

-Mais si vous appréciez de vous montrer plus maligne que les autres et d’être bien récompensée pour cela… Je pense que nous pouvons nous entendre. Si toutefois vous ne souhaitez pas aller plus loin, vous êtes libre de partir.

Il désigna la porte d’un geste de la main en fixant Rosmunda dans les yeux.

Saint Matheus, faites qu’elle accepte !



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Allez savoir, mais même en étant encore un peu secouée par l’allure… pas très orthodoxe de ce monsieur, je commençais doucement à me sentir bien chez lui. Je suis une bonne moi, fille de pas grand-chose, j’ai vécu dans la paille et les murs en terre toute ma vie et, une fois arrivée là, je suis passée d’un coup au grand luxe des maisons de bourgeois de chez nous. Pas d’entre-deux. Alors être ici, où on sent les murs bien solides, mais où c’est pas rempli de breloques clinquantes de partout, je trouve que c’est un bel endroit. Et puis l’autel me rassure. Je me dis qu’ici le Lumineux est proche, qu’il surveille l’occupant de cette maison et lui apporte joie et bonne fortune. Pour sûr, quand j’aurai une maison comme ça, je m’en prendrai un d’autel comme lui.

Mais revenons-en à ce type. Il regarde la lettre que je lui rends, la prend et me remercie. De rien, Monsieur, de rien. Mais je ne dis rien, la politesse vous savez. Il faut laisser les gens parler, surtout les riches, surtout quand on est pas riches. Sinon ils vous font des scènes, donnent des coups de bâtons et vous jettent dehors ! Fait froid dehors, et je veux mon argent, alors je me tais. M’enfin, visiblement j’ai pas été assez discrète en lorgnant sur son autel ! Ma pauvre, t’as été trop envieuse ! Mais ça n’a pas l’air de le déranger, pis il a pas tort. J’aime mon chez moi, c’est pas le propos, mais c’est plein de mécréants… Le Lumineux n’aime pas ça, qu’on m’a dit. Ils finiront mal, j’en ai peur. Donc oui, quand je découvre San Matheus c’est un peu le jour et la nuit, comme on dit.

- Oui je dois admettre que c’est assez rare… Je suis une bonne croyante, mon bon Monsieur, et je prie tant que je peux !

On se met en valeur comme on peut, et ici ça leur plaît les personnes pieuses, autant que j’en profite ! A la ville ils s’en moquent pour la plupart. Mais enfin arrive le paiement ! Il me tend une bourse qui, ma foi, fait bien plaisir à recevoir, et qui est bien remplie ! Ros, fais attention, ne t’attarde pas trop là-dessus, ça fait mauvaise fille ! Ah, je vais pouvoir rentrer chez moi les poches pleines ! Cette fois je prends une place en carriole par contre, pas envie de me faire détrousser sur la route !

Sur le point d’abréger cette sympathique conversation, l’homme me demande finalement un nouveau service. Je peux vous dire que la joie est retombée d’un coup, avant de remonter un brin, car ça voulait dire un peu plus de sous, puis elle est redescendue quand la fatigue de mon pauvre corps s’est rappelée à moi. Je dirais pas non à une bonne sieste dans une paillasse ou sur un four à pain…

Après, ce gentilhomme précise que si je ne veux pas, c’est mon droit. Mais quel malin, maintenant je suis dos au mur… J’ai une image à conserver moi. Comment m’appellera-t-on si je refuse une si gentille proposition ? De quoi aurai-je l’air ? Si je veux pouvoir m’installer dans la région, je dois être la plus aimable possible. Et puis, si ça se trouve c’est une autre lettre à aller chercher à l’orée d’une forêt de pins ! Même s’il a dit « vous montrer plus maligne que les autres » et ça, ça m’inquiète un brin. Tant pis, j’aurai de l’argent et une bonne image, tout ce que je demande à ce monde.

- Je… que puis-je faire de plus pour vous, monsieur ?

Je ne peux m’empêcher de jouer les ingénues, je ne peux m’en empêcher ! Il n’y a rien de mieux pour un premier contact, ça endort la méfiance et met dans de bonnes dispositions ! Mais j’espère vraiment que c’est pas une mission compliquée… J’ai besoin de repos moi, un peu.
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-Oh ?

Ça, c’était une surprise - restait à voir si c’était une bonne surprise. Certes, que Rosmunda soit croyante allait un peu lui faciliter la vie : plus besoin de surveiller ses moindres paroles pour éviter qu’un “Par la Lumière” ne lui échappe… Elle partageait probablement les valeurs communes des fidèles, ce qui allait aussi l’aider à la convaincre.

En revanche, il allait devoir être prudent au sujet de l’Ordo Luminis. Là, les choses se présentaient moins bien que prévu. Rosmunda pourrait trouver cela blasphématoire, voire dangereux, là où quelqu’un qui se fichait de la religion n’y réfléchirait pas à deux fois.

-Content de l’entendre ! déclara-t-il néanmoins avec un sourire.

Elle avait l’air satisfaite du poids de la bourse, mais cette satisfaction ne dura pas bien longtemps. Et bien sûr, elle répondait quelque chose de suffisamment vague et poli pour assurer ses arrières. Vaast ne croyait plus à la naïveté.

C'est le moment d’y aller.

Il croisa les jambes, s’appuya contre son dossier et joignit les doigts en cloche. Il prit soin de conserver une voix aimable.

-Puisque vous êtes une croyante, je vais pouvoir vous faire entièrement confiance.

Comme s’il faisait entièrement confiance à qui que ce soit.

-Je viens de l’Ordo Luminis, l’inquisition de Thélème. Je travaille néanmoins aujourd’hui aux côtés des missionnaires, l’ordre qui vise à apporter la Lumière à ceux qui en ont besoin.

Une formulation élégante, qui laissait presque à penser qu’il avait réellement quitté l’inquisition. De toute façon, si Rosmunda en venait vraiment à fouiller dans son dossier, elle verrait écrit noir sur blanc qu’il était infiltré.

-Avant d’obtenir mon poste actuel, j’étais au front.

Profonde inspiration. Vaast avait fini par se dire que le meilleur moyen de gagner Rosmunda à sa cause était de dévoiler un pan de son histoire. Tout le monde connaissait le front. Peut-être qu’elle comprendrait.

-Ça a été une période difficile, pour ne pas dire horrible. Je vous épargne les détails. Sachez simplement qu’à mon retour, je n’étais pas dans un bon état. Mes supérieurs… n’ont pas été les plus compréhensifs.

Il eut du mal à le dire. Peut-être parce qu’il avait eu l’intention d’exagérer et qu’au final, ça sonnait un peu trop vrai.

-On m’a laissé entendre que les choses allaient se compliquer pour moi si je ne me remettais pas plus vite de la guerre, pour faire simple.

Il s’était légèrement penché en avant, sans lâcher Rosmunda des yeux.

-L’Ordo Luminis conserve bien sûr un dossier à mon nom. Si je pouvais le consulter, je saurais ce qu’on pense et attend de moi. Je pourrais enfin essayer de redresser les torts que j’aurais commis.

Ce n’était pas vraiment son objectif. S’il avait dérangé un type haut placé par ses silences au retour du front, tant pis. Il n’avait pas envie de s’en excuser, juste d’éviter les ennuis. Mais essayer de faire amende honorable était une valeur sûre aux yeux d’un croyant, alors…

-C’est là que vous intervenez. L’inquisition recrute des domestiques pour nettoyer leurs locaux. Vous pourriez regarder mon dossier pendant que je bavarde avec les inquisiteurs au rez-de-chaussée s’il y en a.

Il se redressa et laissa quelques secondes à Rosmunda pour digérer avant de reprendre la parole.

-C’est une mission délicate. Si vous êtes d’accord, nous irons demain. Bien sûr, je vous paierai une bonne auberge à San-Matheus d’ici là.

Elle semblait fatiguée, à en juger par ses épaules tombantes.

-Evidemment, il est important de ne pas vous faire prendre, mais la salle où les dossiers sont conservés est précédée par un grand escalier craquant. Vous n’aurez aucun mal à entendre quelqu’un approcher. Si la mission se déroule comme prévu, je vous paierai convenablement. Et bien sûr, si un jour vous avez besoin d’un coup de main, je serai là.

Il ne pouvait guère proposer mieux. Il préféra ne pas proposer directement à Rosmunda de refuser : si jamais elle se montrait récalcitrante, il pourrait alors lui demander de promettre de ne rien dire. Autant se montrer optimiste jusque-là.

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Besoin de repos, oui, mais je ne suis pas suffisamment épuisée pour ne pas être attentive ! Toujours bien écouter ceux qui veulent vous engager, qu’on m’a dit, sinon y’a des subtilités qu’on comprend pas. Et souvent, les gens ne veulent pas vraiment répéter. Dans un premier temps, le Monsieur semble surpris que je dise avoir foi en la Lumière. Mais agréablement surpris, c’est déjà ça ! Ouf, imaginez si je tombe sur un mécréant au milieu de cette ville, quelle poisse ! Mais vu l’autel et l’endroit, je me suis pas trompée. Enfin je dis ça, faut voir ce qu’il me raconte après… Je suis pas une novice dans le métier, je peux vous le dire, peu importe le métier qu’on veut me prêter ! Mais alors là, si on m’avait annoncé que j’aurai à… à faire ça… Je n’ose même pas le prononcer. Plus il décrit sa… mission, plus j’écarquille les yeux. Je mets même ma main devant ma bouche, par pudeur. Que sont-ce ces noirs desseins ? Quelle histoire, aussi sombre soit-elle, peut motiver un homme à vouloir prendre autant de risques ? Et surtout, à me demander de prendre ces risques ?

Je fais face à un inquisiteur. Une espèce que je n’ai pas eu la malchance de croiser souvent, et que je me serais bien gardée de rencontrer aujourd’hui. Je suis pieuse, que le Lumineux en soit témoin, mais je n’en redoute pas moins ces femmes et ces hommes qu’on dit capable du pire pour satisfaire notre Seigneur. Capables de torturer, tuer… Je n’ose en dire plus. C’est trop, et cet homme fait partie de ça. Mieux, il a fait la guerre, ce qui expliquerait son état… A qui je fais face, réellement ? Il me semblait si honnête, si simple, un homme voulant protéger son ami d’une relation malheureuse ! Et voilà qu’on me parle de… d’inquisition, de passé guerrier et mortifère, de fricoter avec des affaires de première importance ! Moi ! Rosmunda Fornaro, moi dont le nom a probablement été inventé par un aïeul pour qu’on le distingue de son voisin de chambrée ! Moi qui ne suis qu’une banale domestique, ayant commis un péché d’avarice qui m’a conduit aujourd’hui au pied du mur.

Que dois-je répondre ? Si j’accepte, Grande Lumière, si j’accepte… Me rendre chez les Inquisiteurs, leur dérober des documents, je risque autant ma vie ici que celle après ma mort ! S’ils me capturent, s’ils me capturent je deviendrai quoi, au juste ? Cet homme peut-il m’épargner les affreux traitements qu’on inflige aux hérétiques et aux criminels dans ces contrés ? Vais-je finir brûlée vive, avec ce Monsieur qui me regarde depuis la foule, l’air désolé de ce qui m’arrive, mais qui ne veut pas risquer quoique ce soit pour essayer de me protéger ? Ce que je fais, je le fais pour l’argent et on me précise toujours que personne me protégera si je me fais attraper ! Quand je dois épier un pauvre ivrogne trop riche pour ce qu’il est, là je veux bien y aller, mais là… là !

Je tremble depuis qu’il m’a confié tout ceci. J’ai froid d’un coup, je me rappelle qu’on est le matin, que j’ai peu d’heures de sommeil, que San Matheus est frappée par les froids vents de la mer, que j’ai peur… J’ai envie de pleurer, mais je dois rester digne, il le faut. Mais peut-être que pleurer me fera sortir d’ici. Il m’a dit que je peux refuser cette fichue mission, mais ai-je vraiment le choix ? S’il se dit finalement « Oh, elle en sait trop » il me tuera ! L’argent qu’il me propose, je n’y pense même plus. J’ai des images de moi attachée à un misérable poteau, en train de brûler en hurlant dans cette ville… Je n'aurai pas dû venir, je n’aurai pas dû !

Les larmes tombent finalement, je ne peux pas les retenir. Je me sens comme un enfant qu’on envoie faire une terrible corvée, et qui essaye d’en échapper comme elle le peut. Mais je ne suis plus une enfant, et à pleurer comme ça je me rends juste ridicule. Mais je n’arrive pas à m’en empêcher. Voilà, c’est pour ça que je veux cette auberge, pour ça que je veux m’en sortir. Je risque ma peau, tous les jours, à faire ça alors que je pourrais être derrière mon comptoir à gérer tranquillement mon affaire ! Je ne veux plus faire ça, mais si je ne continue pas je n’aurai jamais de quoi me lancer… Alors… Je dois le faire ? Vraiment ? Ma fille, tu veux vraiment faire ça ? Je n’ai pas le choix… Je n’ai pas le choix… Je vais devoir y aller, j’ai pas le choix… Oh mon Dieu, donnez-moi la force…

- Je… très bien, vous pouvez compter sur moi.
Je dis en essuyant mes yeux.

Je dois être toute gonflée, toute rouge, j’ai le hoquet, je dois être vraiment déplorable. Il doit me trouver déplorable. Faut que je m’affirme, faut qu’il soit sûr, au moins un peu, qu’il peut me faire confiance. Alors je lève les yeux, comme je peux, pour le regarder droit dans les siens !

- J’irais. Vous aurez vos papiers.

Si c’était pas un inquisiteur, je pense que je l’aurai déjà maudit… Mais autant pas m’apporter plus de malheurs en ayant de mauvaises pensées.
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Pourquoi s’était-il autorisé à être optimiste ? se demanda Vaast en regardant Rosmunda se mettre à pleurer. Pourquoi n’était-il pas parti du principe beaucoup plus réaliste que personne ne voulait avoir quoi que ce soit à faire avec lui ?

Il n’arrivait même pas à trouver quoi répondre à ça. Il se sentait très loin, comme s’il était uniquement spectateur. A compter les larmes de la servante comme s’il n’était pas concerné.

Pourquoi ça ne me fait rien ?

Était-il donc devenu si insensible ?

Voilà qu’elle se reprenait, qu’elle disait qu’elle irait, alors qu’elle tremblait l’instant d’avant une main sur la bouche ! Comme s’il allait se relever d’un air satisfait et ignorer que son beau petit discours, loin de produire l’effet escompté, avait terrifié sa cible !

Reprends-toi. Il se passa une main sur le visage. Il se sentait toujours étrangement éloigné de son propre corps, mais ce n’était pas le moment de glisser. Il pouvait encore tenter de redresser la situation.

Il attrapa sa besace et y chercha un mouchoir en tissu, puis le tendit à Rosmunda. Ses gestes étaient délibérément lents, à croire qu’il tentait d’apprivoiser un chat.

-Je suis désolé de vous avoir fait pleurer.

Il se redressa ensuite : pas la peine de s’imposer dans son espace personnel.

-Je ne voulais aucunement vous effrayer. J’étais sincère quand je vous ai dit que vous étiez libre de refuser. Je ne vous en voudrais aucunement - je vous le jure sur le Lumineux. Tout cela resterait entre vous et moi.

“Vous aurez vos papiers”, avait-elle dit. Peut-être avait-elle mal saisi ? Il s’empressa de la reprendre.

-Je ne demande aucun papier. Vous n’aurez qu’à jeter un coup d’œil au dossier et à me dire ce que vous avez vu, pas à embarquer quoi que ce soit.

Avait-elle peur qu’on la voie ? Qu’on la soupçonne ? Qu’un inquisiteur s’énerve ? Ou peut-être que lui-même ne l’embarque pour une aventure pire encore après celle-ci ? Il n’avait aucun moyen de deviner.

-Pourquoi ne me dites-vous pas exactement ce qui vous met dans cet état ? proposa-t-il en prenant un ton le plus doux et cordial possible. Je peux peut-être vous rassurer ?

Bien sûr, elle pouvait aussi refuser et prendre la porte comme il le lui avait proposé. Il n’osait pas encore une fois se dire que les choses tourneraient bien.

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Bon dieu, Rosmunda, s’il y avait plus de monde dans cette pièce tu ferais honte à tous ! Regarde-toi chouiner comme une petite fille alors qu’on te propose du travail ! Je suis sûre que même ma mère traverserait l’océan pour m’en coller une si elle le pouvait. Je ne sais pas si après ça je pourrais revenir à San Matheus sans être morte de honte… Mais je n’arrive pas, je n’arrive pas à ne pas trembler, j’ai trop peur ! Même si je sais que je pourrais juste partir, je n’y arrive pas, on dirait que lui aussi est inquisiteur, et il m’en voudra longtemps j’en suis sûre ! Je vois plus rien à cause de ces fichues larmes, mais quand je me nettoie un peu les yeux je vois qu’il me tend… un petit mouchoir. Un peu surprise, pour pas vous mentir, je le prends et essaye de me nettoyer le visage aussi discrètement que possible.

- Je vous remercie, Monsieur. Je suis terriblement désolée…

Oh que je le suis. Vraiment la dernière des pleurnicheuses, ma fille. T’as pas honte… t’as vraiment pas honte de toi ? Te voilà bien, toi qui te disais « Oh mais c’est un inquisiteur ! Il est peut-être méchant ! Il va peut-être me tuer ! » alors que t’as même pas compris ses consignes. C’est sûr que juste jeter un œil à un papier c’est pas le dérober…

- Oh, je vois… J’imagine que cela doit être plus simple… que je fini par lâcher, par concéder.

Mais j’y arrive pas. J’ai toujours cette boule au ventre, du mal à le regarder plus d’un instant sans retourner fixer le sol, mes mains qui tremblent sur mes jambes. Je veux pas mourir… bordel ! Faut que je me reprenne, vraiment. Si je commence à jurer dans ma tête, ça prendra pas longtemps avant que je me traine une sale réputation dans cette bonne ville. Tout va bien Ros, tout va bien, tu n’as rien à craindre, regarde, même lui il le dit. Il te le dit, tu peux t’en aller, tu peux oublier tout ça, retourner à ta vie tranquille de tavernière. Mais je peux pas… j’ai besoin de cet argent. Ce Monsieur comprendra sûrement pas, mais c’est pas grave, il a même pas besoin de savoir. Au pire j’irai me confesser dans la cathédrale de la ville, mais je dois le faire, je le sais, même si j’en ai tout sauf envie je peux vous le jurer ! Roh, faut que j’arrête de jurer moi !

J’arrive enfin à lever les yeux vers mon… nouvel employeur. Enfin si je réussis à me racheter un peu auprès de lui. Dans cet état je sais même pas s’il compte m’engager quand même, s’il pense que je vais fondre en larme au premier pépin… Mais il me connaît pas. C’est pas parce que j’ai misérablement craqué aujourd’hui qu’une fois là-bas ce sera le cas. Pis j’y repense… Je repense à tout ce qu’on m’a raconté sur cette inquisition. Et si j’étais moins polie je l’aurai appelée autrement. On raconte qu’ils vous torturent, qu’ils vous condamnent sans procès à une mort horrible. J’ai beau croire dans le Lumineux, j’ai beau essayer de me persuader que ces gens-là oeuvrent pour lui, on ne m’enlèvera pas de l’idée qu’ils ont des méthodes de barbares, qu’ils terrifient la plupart des honnêtes croyants comme moi. C’est quand même pas une nouveauté que de le dire ! J’imagine… En tout cas je dois m’y risquer puisqu’il me demande des explications.

- C’est juste que… je respecte profondément l’inquisition hein, croyez-moi sur parole… mais elle a une terrible réputation. J’ai juste peur que si je me fais prendre il m’arrive le pire, c’est tout.

Voilà, c’est dit ! Par réflexe, je ferme les yeux, m’attendant à une condamnation immédiate, ou au moins la plus vive des enguirlandades ! Lumineux, épargnez-moi je vous en prie…
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“Une terrible réputation.”

Vaast se retint de pincer les lèvres ou de froncer les sourcils - de fait, il conserva une expression peut-être un peu trop lisse.

Que pouvait-il répondre ? Qu’il ne fallait pas craindre l’inquisition ? C’était stupide, elle faisait tout pour qu’on la redoute. Qu’elle ne risquait rien ? Faux aussi. Peut-être s’était-il trompé en tombant sur Rosmunda - peut-être aurait-il dû rechercher quelqu’un qui se fichait bien de Thélème. Si elle craquait ainsi alors qu’elle était au calme dans une maison, que se passerait-il si un inquisiteur en habit la jaugeait du regard ?

-Je comprends.

Il fallait bien commencer par là. Pour faire bonne mesure, il ajouta un hochement de tête.

-L’Ordo Luminis a pour mission de garder les âmes des croyants. Je ne suis pas surpris que vous ayez entendu des rumeurs sur les méthodes employées pour ce faire…

Il ne s’en tirerait pas sans lui donner une garantie. C’était ça ou mentir comme un arracheur de dents. Et il n’allait pas pécher, n’est-ce pas ?

Au-delà de ça, il se découvrait des scrupules. Il avait embarqué une innocente dans cette histoire et n’avait pas l’intention de faire peser sur elle un trop grand poids. Il avait assez de mal à dormir la nuit comme ça.

-Comme je l’ai dit, il suffit d’un coup d’œil au dossier, et vous entendrez aisément toute personne venir. Si on vous prend à trembler ou à vous montrer nerveuse, dites franchement que vous n’avez encore jamais travaillé pour l’Ordo Luminis et que vous avez un peu peur.

Ce n’était même pas un mensonge. Proposer à la demoiselle de donner des vérités partielles fonctionnerait sans doute mieux que de lui proposer un stratagème compliqué.

-Ils réagiront très bien - pour peu qu’il y ait du monde là-bas. Et vraiment, dans le pire des cas, si par hasard on vous surprend parce que vous avez eu un soudain accès de surdité et n’avez pas entendu quelqu’un venir… Si on commence à vous poser des questions ou à vous accuser…

Vaast se redressa et haussa une épaule avec un flegme teinté d’arrogance.

-Dites que c’est moi qui vous ai demandé, que vous ne comprenez rien à ce qui se passe. Déchargez-vous. D’accord ? Le cas échéant, je m’expliquerai avec eux.

Là, au moins, elle ne risquait vraiment rien. Lui, par contre…

Il retint un tressaillement. Eh bien quoi ? C’était son plan ! Il n’avait qu’à assumer ! Que voulait-il, vouer Rosmunda à la torture dans le cas où on la suspecterait de quelque vilennie ? Elle ne tiendrait pas trois minutes.

-Qu’en dites-vous ?

Il ébaucha un demi-sourire un peu maladroit qui creusa ses fossettes. Vaast n’aimait pas son sourire - il détruisait complètement l’air glacial et fermé qu’il arborait d’ordinaire - mais il fallait bien consentir à quelques menus sacrifices s’il voulait que son entreprise réussisse.

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Mais rien n’arrive. Ni brimades, ni sermons, pas même un soupir un peu excédé. L’homme ne réagit pas. J’ouvre timidement les yeux, n’osant pas tout à fait les remonter vers son visage, je m’attends encore à y voir un reproche muet, mais ferme. C’est souvent bien pire, d’ailleurs, que de se faire enguirlander. On a tous déjà vécu ça, pas vrai ? Quand vous êtes enfant, que vous avez fait une bêtise encore plus grosse que les autres, et là votre mère ne vous rouspète pas, oh non, elle fait bien pire, elle ne dit rien. Et là on se sent vraiment misérable, vraiment tout petit.

Mais je fini quand même par céder, souhaitant plus que tout voir ce visage, savoir ce qu’il pense et à ma grande surprise, rien de notable ne s'y trouve. Ni ses paroles ni ses traits ne trahissent quoique ce soit. Mais alors, est-ce que c’est encore pire que ça ? Est-ce que sa colère, sa déception, sont si forts que son visage n’arrive même pas à l’exprimer ? Est-ce qu’il a déjà fait le deuil de notre collaboration dans sa tête, imaginant juste comment m’éliminer de sa vie et de ce monde ? Oui, c’est clairement le visage d’un calculateur, ça ! Quelqu’un qui mijote un plan ! Il va me tuer, c’est sûr ! Je rebaisse rapidement la tête, je ne peux pas soutenir ce regard dans lequel je me vois mourir. Personne ne veut voir sa fin en face, ceux qui vous diront le contraire sont des menteurs !

Puis il commence à m’expliquer. Non pas ce qu’il compte faire de mon corps sans vie, mais bien comment je pourrais procéder pour réussir cette mission. Et il insiste clairement, pas sur ma complète inutilité, mais bien sur les moyens de m’en sortir si jamais il y avait un problème, et peu importe le problème ! Je n’en reviens pas, alors c’est vraiment ce qui se passe ? Il continue vraiment de croire en moi, la petite pleurnicharde ? A moi qui viens de craquer au milieu de ce salon sans la moindre menace ? A moi qu’il ne connaît ni d’Eve, ni d’Adam et qu’il pourrait juste renvoyer et remplacer ? Je… j’aurai vraiment ce contrat, et la récompense si je réussis ? Et il vient de me donner les armes pour réussir, faire ce que je sais parfaitement grimer en plus, la bonne fille ingénue et maladroite qui est juste perdue dans ce monde de brutes ! Je n’en reviens pas, tout simplement.

Je ne sais à quel moment, mais voilà que je me retrouve les mains jointes, à se serrer très fort l’une et l’autre, comme pour canaliser ce mélange d’anxiété et de soulagement qui me cuit l’âme et le corps. Et enfin, j’y arrive, à le regarder lui, cet homme qui me fait confiance, qui reste si menaçant pourtant avec ses cicatrices de partout et son aura d’inquisiteur, et pourtant il me croît, il est gentil avec moi, plus gentil que beaucoup de garçons que j’ai rencontré et qui n’avaient pas le quart de ce qu’il dégage. Et à ce moment, où je ne pensais plus rien espérer, il se porte garant pour moi. Il me dit « Si vraiment il y a un problème, dites que cela vient de moi ».

J’en reste bouche-bée, avaler ma salive me fait mal tellement j’ai la gorge sèche, mais j’ai presque envie de pleurer de nouveau tant je déborde de reconnaissance. Depuis les quelques années que je fais ça, que j’accepte les besognes les plus basses dans l’espoir de vivre mieux, que je travaille pour des notables toujours riches et souvent puissants, il n’y en a pas un qui s’est porté garant de ma sécurité. A chaque fois la consigne était claire, c’était presque une évidence dans mon métier : « Tu te débrouilles et tu ne m’impliques pas » et là… cet homme acceptait de risquer tout aussi gros que moi, voire plus, juste pour me rassurer.

Je dois en mener large, les mains jointes, les yeux embués par des larmes que j’arrive à retenir qu’à grande peine, en train de le dévisager avec incrédulité. Et là où, un instant plus tôt, je n’arrivais pas à soutenir son regard, là c’est tout le contraire. J’ai besoin de le regarder, besoin de le voir, pour croire ce que je viens d’entendre, pour croire que cet homme existe bel et bien, qu’il vient bien de me dire tout cela, que ce n’est pas juste le fruit de mon imagination malade d’espoir. Mais on dirait bien que c’est vraiment le cas… Et je ne le quitte pas des yeux, cillant à peine pour éviter de pleurer à nouveau, même si c’est peine perdue.

- Je… Monsieur… Vous n’imaginez pas à quel point vous êtes bien plus vertueux que tous mes précédents employeurs. Vous… vous portez vraiment garant pour moi ? Moi une roturière, une fille de rien, que vous ne connaissez pas et qui pourrait disparaître sans que personne ne vienne me réclamer ?

Plus je développe, plus je doute qu’il ait vraiment assuré ça. Et puis son visage n’évolue pas, n’exprime pas de contestation, il semble être d’accord avec tout ce que j’ai énoncé. Mais… je n’ose le penser, encore moins le dire… mais il est complètement fou ce garçon !

- Monsieur… merci, mille fois merci, je ne saurais vous exprimer à quel point vous êtes généreux avec moi. Je… merci. Je ne vous décevrai pas, soyez-en sûr !

Je n’ai plus qu’une hâte, régler la dette que j’ai envers lui, car je veux dire que j’ai une dette envers un homme qui prend tant de risques pour moi. Je veux me rendre au plus vite chez ces inquisiteurs, monter à cet étage, apprendre tout ce que je peux savoir et lui donner ces informations. Je lui dois le meilleur de ce que je peux donner !
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Avait-il encore dit quelque chose de travers ? C’est qu’il commençait à s’inquiéter et s’agacer pour de bon. Voilà que la jeune femme joignait les mains et le regardait à travers de nouvelles larmes.

Il ne pouvait pourtant pas faire grand-chose de plus, maintenant. Si avec tout ça elle refusait toujours de prendre le moindre risque, il était clair que ce n’était pas la peine de forcer. Peut-être même devrait-il retourner sa veste et l’effrayer un peu afin de s’assurer qu’elle n’aille pas baver auprès de…

Mais quand Rosmunda lui répondit, ce ne fut pas pour piailler qu’il était horrible de lui proposer une telle chose ou crier qu’elle ne resterait pas une seconde de plus dans cette maison. Il cilla et, enfin, se détendit un chouia dans son fauteuil.

Seule la dernière phrase lui fit légèrement froncer le nez. Elle n’avait décidément aucune habitude des affaires délicates pour préciser que personne ne viendrait s’inquiéter d’où elle était passée !

-Navré pour vos anciens employeurs, lança-t-il d’une voix légère. Il est pourtant normal de ne pas mettre en danger les gens dont nous sommes responsables. Et puisque c’est moi qui vous embauche…

Rosmunda se mit à le remercier si abondamment qu’il se sentit un peu perdu. Quel revirement c’était !

-Eh bien, j’espère qu’il n’est pas noté dans mon dossier que j’ai un jour volé une pâtisserie à quinze ans ou je ne sais quoi… Je m’en voudrais de perdre votre estime.

Nouveau sourire. Toujours avec des gestes plus lents que d’habitude, il se releva.

-Puisque nous voilà d’accord, je vous recommande d’aller vous reposer en attendant demain matin. Bien sûr, vous pouvez aussi visiter un peu San-Matheus si vous le désirez… La ville vaut le détour. Avez-vous déjà visité l’église ?

La prière apaisait souvent les âmes. Il se prit à espérer qu’elle avait cet effet sur Rosmunda et qu’elle serait plus apaisée le lendemain.

-Je vous conseille simplement de faire en sorte d’être en forme demain. Demandez la taverne du Denier à n’importe quel Garde, il pourra vous l’indiquer. Vous me direz combien vous avez payé la nuit. J’y ai moi-même dormi à mon arrivée en attendant d’avoir un logement…

Précision pas si innocente que cela, pour dire qu’il connaissait les tarifs et qu’il ne fallait pas lui raconter que le tenancier facturait trente pièces d’or le matelas.

-Je vous y récupérerai vers huit heures. Il y a une messe demain à cette heure-ci à l’église : ça augmentera nos chances de trouver peu de monde au Quartier-Général.

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Je sens l’émotion qui se calme un peu, et j’avoue que tant mieux. Au final je me sens juste ridicule d’avoir réagi ainsi, mais… Si vous étiez à ma place, vous sauriez. Être dans cette ville, avec les serviteurs de la Lumière, quand on vient de chez moi, quand on vient d’en bas… Voilà ce qui me rend fébrile, comme ça. Mais j’essaye de me relever pour retrouver un peu de dignité, et je regarde mon bienfaiteur qui continue à m’émouvoir avec des mots qui lui semblent si évidents et que j’entends trop rarement. Je suis si enjouée que je ne peux m’empêcher de lui répondre.

- Oh ne vous rabaissez pas, vous êtes parmi les employeurs les plus humains que j’ai eu, et je pèse mes mots !

D’un coup, j’ai envie de reculer. Je suis peut-être trop familière, trop démonstrative pour les Thélémites ! Ce sont des gens discrets, à ne pas brusquer ! Et j’ai tout sauf envie de perdre les bonnes grâces de mon bienfaiteur pour de telles manières. Mais voilà qu’il continue de vouloir me rassurer, mieux, de plaisanter ! Il plaisante ! Je soupire discrètement, relâchant un peu la pression qui me presse le cœur. Vraiment, sur qui je suis tombé ? Comment se fait-il qu’il soit si intimidant, et pourtant si aimable ?

- Vous perdrez pas mon estime pour si peu, et puis je suis sûr que vous n’êtes même pas allé jusque-là !

Me voilà plus calme que jamais, presque sereine, en continuant cette conversation ! Je me sens bien ici, j’ai presque pas envie de partir. Je préférerai passer le reste de la journée à bavarder avec cet homme, il pourrait m’apprendre tant de choses sur le Lumineux, sur Thélème, des choses que j’ai envie de savoir sans jamais avoir eu l’occasion de les réclamer. Ce ne sera pas aujourd’hui que je pourrais le faire, malheureusement. Mais peut-être à la fin de cette besogne ? Espérons. Quant à cette bonne église de San Matheus…

- J’y vais trop peu à mon goût, mais oui, je la connais ! Elle n’en est qu’à ses débuts, mais je suis sûr qu’elle sera grandiose dans quelques années !

Et je le pense sincèrement. Cette ville sera la plus belle de l’île dans une poignée d’années sûrement. Nouvelle-Sérène a son charme, est pleine de vie, mais remplie aussi de vices et de misère… Alors que San Matheus a l’air déjà si propre, civilisée. Bien sûr il y a cet océan de malheur partout, qui me  rend malade dès que j’approche trop près, mais je m’en accommoderai pour vivre plus près des serviteurs de la Lumière. Mais je divague, il est temps de partir.

- Merci en tout cas, Monsieur. Vous me retrouverez demain, sans faute. Passez une bonne fin de journée, Monsieur.

Je me dirige, un peu à reculons, je l’avoue, vers l’entrée de sa sobre maison. Je ne peux m’empêcher de penser qu’un jour, moi aussi, j’en aurai une pareille, où je pourrais vivre paisiblement près du Lumineux. Cela me semble si loin… Je me tourne vers Monsieur, lui livrant le sourire le plus sincère que j’ai dans ma besace.

- A plus tard, encore merci pour vos mots, vraiment c’est important.

Et je ne lui dirais jamais assez je pense. Aller, direction la Taverne du Denier, retrouver nos intimidants gardes, et sûrement que j’irais passer à l’église pour tenter de rallier le Lumineux à mes côtés pour ma périlleuse mission. Même si elle cible ses serviteurs, d’une certaine façon…

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Je dors peu dans les auberges, enfin, je dors peu là où je ne travaille pas. Alors je peux vous dire que ça m’a fait bizarre. Me faire servir comme n’importe quelle cliente sans avoir besoin de nettoyer l’endroit le reste de la soirée. Et je mentirais si je disais ne pas avoir profité un peu d’un véritable jour de congé où l’on m’offre le gite et le couvert… Mais sans excès, bien sûr ! Pour qui me prenez-vous ! Je suis une femme respectable et même si la bonne cervoise me plaît, je n’en abuse jamais, surtout pas veille de boulot !

Levée aux aurores, me voilà à huit heures, alors que la cloche de l’église sonne, devant l’auberge. Je frissonne en attendant mon bienfaiteur qui avait annoncé venir me chercher.

- Brrrr, qu’il fait froid. Tombe pas malade, ma fille, tombe pas malade. J’espère qu’il arrivera vite.

Et oui je ne pensais pas venir pour plus de quelques heures, je n’ai rien pris pour dormir ni pour me vêtir en cas de baisse des températures ! Heureusement, Teer Fradee n’est pas le continent, et ici il ne fait jamais froid bien longtemps ! M’enfin, j’espère que Monsieur ne va pas trop tarder…
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Aie des yeux partout, ou loue-les [ft. Rosmunda] Ow9t

Le compliment de Rosmunda lui arracha un léger sourire gêné. En vérité, il ne se sentait pas très humain, à cet instant. Il n’avait fait qu’adapter sa façade à la personne en face de lui - difficile dans ces conditions de se sentir concerné par les jolis mots de la domestique. Ils étaient pour la personne qu’il faisait semblant d’être.

-Je partage votre avis. Une cathédrale est en construction, pour tout vous dire - mais pour l’heure, on ne peut guère admirer que des échafaudages.

Vaast hocha la tête.

-Très bien. A demain, en ce cas. Que la bénédiction du Lumineux vous accompagne.

A quels mots faisait-elle allusion ? s’interrogea-t-il en regardant Rosmunda regagner la rue. Il referma ensuite la porte et s’y adossa en poussant un profond soupir ; demain promettait d’être une longue journée.


Debout dès l’aube, Vaast ne s’accorda qu’une heure d’exercices physiques avant de se laver. Il aurait bien fait davantage, histoire d’épuiser sa nervosité, mais il n’en avait guère le temps. Il passa vingt minutes de plus que d’habitude devant son autel pour la prière du matin ; le secours du Lumineux ne serait pas de trop.

Voudrait-Il seulement lui accorder sa bénédiction ? Les yeux baissés sur la bougie qu’il avait allumée, l’inquisiteur en doutait. Après tout, il préparait une opération moralement discutable. Certes, il avait fait de son mieux pour n’entraîner personne d’autre que lui dans de potentiels ennuis - mais son âme à lui, alors ? Serait-elle souillée parce qu’il avait voulu outrepasser quelques ordres et découvrir où il en était avec l’Ordo Luminis ?

Un autre inquisiteur lui aurait sans doute dit que oui. L’inquisition représentait une haute autorité religieuse ; désobéir aux représentants les plus zélés de la foi revenait souvent, dans l’opinion populaire, à désobéir au Lumineux Lui-même. Il ne serait ni dans les intérêts ni dans les habitudes d’un inquisiteur de répondre à Vaast qu’il avait le droit de savoir ce que racontait son dossier. Il n’avait qu’à avoir confiance et à refouler ses questions. Comme d'habitude.

Cette simple pensée, irrespectueuse à l'égard de son institution, lui arracha un frisson.

La gorge serrée, Vaast envisagea de tout annuler, mais c’était trop tard. Rosmunda était là et il serait trop suspect de lui dire de repartir, à présent. Et puis, si près du but…

Quand il sortit enfin de chez lui, il était huit heures moins le quart. Il était vêtu des vêtements les plus modestes qu’il avait à sa disposition ; aucune broderie ni couleur. Pour se rendre aux quartiers de l’Ordo Luminis, mieux valait faire profil bas. Il ne s’était autorisé qu’un anneau, à la main droite, un bijou hors de prix que lui avait offert son mentor. Un rappel ostensible de qui il était, plutôt qu’une véritable précaution.

Rosmunda était bien là, à frissonner devant la porte de l’auberge. Vaast se sentit brièvement soulagé de retrouver la mine sincère - quoique rosie par le froid - de la domestique.

-Bonjour, mademoiselle. Venez, mettons-nous en route avant que vous ne vous transformiez en glaçon.

Il assortit sa réplique d’un sourire et se mit en marche. Il avait pris soin de reprendre le ton chaleureux adopté la veille.

-Je crois que j’ai quelques minutes de tard, toutes mes excuses. N’ayez crainte, le quartier-général de l’inquisition est tout proche, il donne sur une des places principales de la ville.

De fait, ils étaient en train de la traverser. La majorité des passants allait en sens inverse : ils se dirigeaient vers la petite église dont les cloches sonnaient pour avertir du début de la messe.

-Nous y sommes. Êtes-vous prête ?

Le bâtiment n’avait rien d’exceptionnel. Assez grand pour signaler qu’il était important, doté de larges portes de bois noir, surmonté du symbole de l’Ordo Luminis. Vaast prit une grande inspiration et posa la main sur la poignée, prêt à tirer dès que Rosmunda lui en donnerait le signal.

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San Matheus, bien qu’elle soit récente, possède déjà tout le charme que je m’imagine des cités thélémites, en cela qu’elle est paisible et… j’ai envie de dire lumineuse, oui oui. Ces braves gens aiment les rues pavées de belles pierres, les bâtiments dépouillés d’artifices et les rues larges pour qu’on voit bien le soleil. Rien à voir avec Nouvelle-Sérène, oh non ! J’aime ma ville, mes amis et concitoyens, pas de problèmes là-dessus, mais ils aiment bien fricoter, voyez-vous ! Ils aiment bien se dissimuler, faire les cachotiers, parfois même se livrer à des activités très douteuses ! Alors leur ville leur ressemble, avec des ruelles étroites et sombres, un sol sali par la multitude et des couleurs vives de partout pour qu’on se dirige vers cette intrigante enseigne !

Mais le matin, quand on est fatigué, mal réveillé, moral dans les chaussettes, je peux vous dire que je préfère cent fois San Matheus ! Tout y brille, tout y respire ! J’ai presque l’impression que je tomberai moins malade en restant là, dehors, qu’en m’engouffrant dans les troquets de par chez moi. C’est vous dire ! Alors même si je m’apprête à accomplir un forfait qui me peine le cœur, je pense le faire pour une bonne cause, et je le fais durant cette chouette matinée. Peut rien m’arriver de mal !

Pendant que je me réchauffe en frottant mes bras, parce qu’il fait quand même pas bien chaud, j’aperçois Monsieur qui s’approche de moi, tout altier et sérieux comme il semble être son habitude. C’en est presque intimidant, on dirait qu’il va vous annoncer en permanence une mauvaise nouvelle. Mais je me débine pas, tu dois être forte, Ros ! Sinon il te paiera pas, et je suis pas venue ici pour rien ! En plus, dès qu’il se met à parler, ça tranche net avec son air sévère. Je me mets donc en route à sa suite, à la fois tendue et enthousiaste d’en finir avec cette histoire. On arrive rapidement, et il le signale, dans une grande place avec un monde pas possible. Ils étaient donc là, tous les San-Matheusiens ! C’pas facile à dire ça. San-Ma-Thé-Ou-Siens. Oh tant pis. C’est pas jour de grand marché, mais y’a quand même quelques étales qui vendent des œufs frais, du pain trop cuit, du poisson de toutes les couleurs et même des petits objets pour prier, qu’on peut serrer dans ses mains, ou des cierges pour rendre hommage aux défunts.

Mais j’ai pas vraiment le temps d’arpenter toutes ces belles marchandises de bon matin, Monsieur presse le pas, et je le comprends. Je dois bien avouer que je ne suis pas encore tout à fait dans l’état d’esprit que ma besogne exige. Mais c’est ma première matinée dans cette ville, la première fois que je la vois se réveiller et je suis curieuse ! Mais une fois devant le monumental bâtiment de l’Ordo Luminis, j’avais retrouvé mon sérieux. Je connaissais pas ce bâtiment avant de venir, là, et je dois avouer qu’il fait peur. Peut-être qu’il me fait peur parce que je sais ce que je vais y faire, ou parce que j’ai quelque chose à me reprocher ! Est-ce qu’en passant devant la potence les honnêtes gens ont peur d’y finir ? Je pense pas, moi ! Alors, ma fille, si tu transpires à l’idée d’y rentrer, c’est que tu sais que tu vas faire de mauvaises choses ! Bien sûr, que je le sais, et je me confesserai -en silence pour sûr- dès que cette affaire sera terminée. Promis !

- Prête, que je lance à Monsieur en hochant la tête.

Aller, Ros, tu es une domestique toute nouvelle, toute innocente, toute perdue dans ce monde d’importants et de serviteurs du Lumineux ! Si tu traines là-haut, c’est parce que c’est ton premier jour et on ne t’a pas indiqué où il fallait éviter de mettre les pieds, que tu ne recommenceras plus. Tu n’as rien à te reprocher, tu ne fais que ton travail de domestique, rien à te reprocher. Tu prends le dossier de Monsieur, tu lis tout ce que tu peux, tu ranges, et tu te carapates !

Oh la la, Lumineux, pardonnez-moi pour ce que je vais faire, et préservez-moi du courroux de vos serviteurs…
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Dans la gueule du loup
Le temps est gris, le ciel menaçant tandis que Rosmunda et Vaast s’approchent des quartiers de l’inquisition à San-Matheus. Ceux-ci donnent sur la grande place de la ville, juste à côté du grand bâtiment où la gouverneuse reçoit. Des échoppes de bois sont montées à tous les coins de la place : les artisans et commerçants sont en train de déployer des bâches quand Vaast et Rosmunda s’aventurent près d’eux. Ils ont dû remarquer qu’une averse couve.

Les inquisiteurs n’ont pas fait construire un édifice très inventif en termes de forme. Petit – un rez-de-chaussée, un étage – cubique, son caractère officiel n’est rehaussé que par le soleil installé sur sa grande porte en bois. A l’extérieur d’ailleurs, on s’agit. Des ouvriers sont en train d’installer les prémices d’une grille en fer forgée pour clôturer la petite cour devant le bâtiment. Un garde de la ville supervise le chantier d’un œil un peu éteint. Il est tôt – ou tard pour lui s’il n’a pas encore été relevé de la nuit – et l’homme semble considérer que les travailleurs n’ont pas besoin d’être surveillés comme du lait sur le feu.

Il est aisé de passer les portes de l’institution. Aucun inquisiteur n’est en faction devant et pour cause, nul danger ne guette les lieux quand ils sont au cœur de la ville et que celle-ci s’étend maintenant assez pour prétendre à des murs, rudimentaires certes mais tout de même rassurants.

Quand on pénètre le bâtiment on est accueilli par une grande statue de Saint Matheus, si immense en fait qu’elle rejoint le plafond. Il n’y a aucun meuble en vue, on voit encore des endroits sur les murs où la pierre est nue et de ce fait le pas résonne désagréablement en l’absence de textile, mais les inquisiteurs ont semblé juger que malgré l’état de leur quartier général l’important était d’abord d’y apporter la représentation de leur prophète.

Une inquisitrice est là en prière. Au lieu d’être courbée elle a le visage tourné vers le ciel et ses mains reposent sur le sol, paumes vers le haut. Elle a une expression de béatitude comme si elle était en trance. Vue l’heure, prier est peut-être la première chose qu’elle a fait en se levant, aussi ne porte-t-elle pas son doublet. Elle n’a qu’une chemise qui laisse voir ses bras. Ils sont d’une maigreur maladive. A l’arrivée de Rosmunda et Vaast, l’inquisitrice se relève lentement. Elle n’a pas entendu la porte se fermer derrière eux mais elle perçoit leur pas.

Elle a de grands yeux humides très gris, presque blancs. Elle les cligne à peine tandis qu’elle sourit. Ils ressemblent à deux grands miroirs aqueux et rappellent les fils d’argent qui se glissent dans ses cheveux très courts.

Vaast peut la connaître – l’aspect squelettique du visage de Junia rend difficile de lui donner un âge mais elle est membre de l’ordre depuis une quinzaine d’années et elle a été appelée récemment du continent. Elle va orchestrer, dit-on, les « retraites » de l’inquisition quand une salle adéquate sera construite. Autant dire qu’elle s’occupera des inquisiteurs mis à l’isolement, de façon volontaire ou non.

- Mon frère, ma sœur.

Salut l’inquisitrice Junia. Elle a une petite voix, du genre qui ne porte pas loin. Visiblement, en femme fervente, elle ne réserve pas ce surnom qu’aux membres de son ordre mais à tous ceux qu’elle considère comme faisant partie de sa communauté. Sûrement prend-t-elle Rosmunda pour une thélémite.

- Pardonnez ma tenue, vous m’avez surprise au saut du lit. Comment puis-je vous être utile aujourd’hui ?

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Sitôt que Rosmunda lui donna le signal, Vaast poussa la porte.

Son regard balaya l’intérieur et tomba rapidement sur l’inquisitrice à genoux. Loin de se sentir effrayé ou encore plus nerveux, Vaast eut l’impression de s’engourdir. Il était calme, soudain. Une bonne chose, il allait en avoir besoin.

Il inclina la tête avec respect et adopta un ton courtois mais peu expressif.

-Bonjour, ma sœur.

Junia. Il fallait qu’ils tombent sur Junia. Une chandelle à la main et de nuit, il aurait pu la prendre pour un esprit à chasser, avec ses grands yeux clairs et sa maigreur.

La première et la dernière fois qu’il avait eu affaire à un de ses semblables, c’était après le front. Il pouvait encore dessiner les contours de sa cellule les yeux fermés.

-J’étais en route pour remettre en main propre un papier demandé par l’Ordo Luminis…

Autrement dit : un rapport. En la présence de Rosmunda, il était logique qu’il emploie un langage un minimum codé.

-…Quand je suis tombé sur cette jeune personne. Rosmunda, c’est cela ?

Il jeta un bref coup d’œil à la jeune femme, comme peu intéressé.

-Elle est domestique et cherchait un emploi. Puisque votre Quartier-Général cherchait quelqu’un de sa qualité pour entretenir les locaux, je lui ai proposé de m’accompagner.

Il adressa un léger sourire à Rosmunda, sans maintenir le contact visuel bien longtemps.

-Je vous laisse la mettre à l’essai à votre guise. Nous pourrons parler de mes papiers pendant ce temps, si vous le désirez.

Il sortit une épaisse enveloppe de sa besace. Vaast escomptait que Junia enverrait rapidement Rosmunda passer un coup de balai ou de chiffon pour pouvoir lui parler. Peut-être même voudrait-elle saisir l’occasion pour le cuisiner un peu. Après tout, c’était censé être sa spécialité.

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Je refuse de trop attendre. Si on y va pas maintenant je vais encore plus douter, vouloir abandonner et m’enfuir d’ici. Alors c’est parti, Monsieur ! Sans un mot, on s’accorde l’un et l’autre pour rentrer dans ce terrible endroit. Non pas que je me dise que les inquisiteurs sont d’effroyables personnes, oh non non non ! Preuve en est mon si prévenant employeur est un des leurs ! C’est plutôt que, vous savez, la réputation est là, on les dépeint comme d’impitoyables bourreaux par chez moi. Et même si, au fond de moi, je veux croire à l’exagération de ces rumeurs, bah j’ai aussi tendance à être affectée par les racontars. Et puis d’aucun dirait que, tortionnaires sadiques ou pas, mieux vaut que je ne me fasse pas attrapée à fouiner n’importe où dans ce lieu. Si ça peut m’aider à être prudente, alors j’assume qu’ils me fichent la chair de poule !

Il n’y a pas de garde à l’entrée, déjà, ce qui m’étonne. Même le moindre bâtiment un peu chic de Nouvelle-Sérène a des gardes. Sûrement parce que la vie y est plus dangereuse, j’imagine… Mais ça me déstabiliserait presque. Si y’a pas de gardes, c’est qu’ils en ont pas besoin ? Oulah, ma fille, commence pas à te poser tout un tas de questions comme ça, c’est pas bon pour la tension ! Mais mon regard est, de toute façon, happé par une personne qu’on aperçoit dans l’entrée. Il y a une immense statue d’un personnage que je ne saurais pas dire qui c’est, ce dont j’ai un peu honte par ailleurs. Mais c’est pas la statue qui m’a intrigué, c’est la femme à genoux devant. En prière, on dirait. Elle était en robe de chambre, au saut du lit. Je sens mes joues qui s’empourprent. C’est juste une femme en robe de chambre, Ros, du calme !

Elle se relève et, à ma pudeur s’ajoute de l’angoisse. Elle a pas une allure ordinaire. Très maigre, comme qui dirait squelettique, j’ai envie de lui faire à manger spontanément. Pis avec des yeux tout blanc, on pourrait voir à travers. Elle ressemble presque à un fantôme. Elle s’approche de nous et nous salue avec une toute petite voix qui renforce ma méfiance. Mais je lui réponds poliment en opinant du chef, Monsieur semble décidé à parler, je ne vais pas l’interrompre. Il me décrit comme une domestique en recherche d’emploi. J’acquiesce à chaque information, comme pour la valider en silence, mais c’est aussi pour faire passer mon envie de trembler de partout. Il parle de… me mettre à l’essai à sa guise ! Aller, Ros, te débine pas, tu dois y arriver.

- Parfaitement, Madame. Je suis arrivée récemment sur cette île et je ne rechigne pas à la tâche ! Ce serait un honneur de servir l’Ordo Luminis, même avec mes humbles services.

Au moins, j’ai pas à faire semblant de ne pas stresser. Une jeune roturière face à l’inquisition, c’est normal ! Mais mieux vaut pas trop en faire, sinon y’aura méfiance, ou au moins seront-ils vexés de voir qu’ils me terrifient à ce point…

- Cela… cela peut-il vous intéresser ? Que je demande, timidement.

Si ça se trouve elle me jettera directement, affirmant que non on a pas besoin de moi. Quelque part, je serais soulagée, je n’aurai plus à réaliser cette terrible besogne et, en plus, ce ne sera même pas de ma faute ! Oui, quelque part j’aimerai bien qu’elle m’attrape et me jette dehors. Enfin, qu’elle refuse ma candidature, c’est cela, oui.
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L'étage
Les yeux de Junia tombent sur Rosmunda après qu’elle ait haussé un rien les sourcils aux paroles de Vaast sur le fameux « papier ». Elle observe la domestique sans sembler méfiante et lui adresse même un sourire.

- C’est merveilleux. Justement le plâtre retombe à peine dans la nouvelle aile. Vous allez pouvoir rendre les yeux lieux présentables !

Souffle l’inquisitrice avec la joie d’une petite fille. C’est qu’elle a probablement hâte que son projet prenne forme – qu’importe que Rosmunda doive aller astiquer des lieux encore en plein travaux et probablement déplacer des charges lourdes. Junia ne semble y voir qu’une opportunité. Mais, autre chose semble traverser son esprit :

- La réserve, aussi…

Marmonne l’inquisitrice. Elle fait claquer sa langue, secoue la tête.
- Venez.

Elle demande à Rosmunda sans se départir de son ton tout bas, tout calme. Pourtant, cela sonne comme un ordre.

- Comment vous appelez-vous ?

S’enquiert Junia en bifurquant à gauche après le hall.

Au lieu d’emmener la domestique à la réserve ou dans la future salle d’exercice de Junia, cette dernière emprunte un grand escalier qui monte le long du mur. Vaast peut connaître la remise où sont pour l’instant entreposées la majorité des reliques que Junia évoque. Elles prennent la poussière sous des draps en attendant le jour où on leur trouvera un nouveau piédestal. Les anneaux d’un membre important de l’inquisition, un buste particulièrement vieux de Saint Gregorius…

L’inquisiteur a de la chance. Junia semble considérer les quartiers de vie de l’Ordo Luminis qui trônent à l’étage moins important que tout ce qui a trait au culte.

Cependant, les choses ne seront pas sans anicroche. Junia investit l’étage et ouvre les portes une à une. Il y a un bureau très sommaire qui sert aussi de bibliothèque, un petit dortoir, et une salle de vie. Dans cette dernière, il y a un jeune homme qui prend son repas. Il se lève dès que Junia entre, comme au garde-à-vous.

- Antonius ne va pas vous déranger. N’est-ce-pas ?

Sussure Junia à l’intention du jeune inquisiteur pétrifié. Celui-ci secoue négativement la tête tandis qu’il fait de son mieux pour mâcher le plus vite possible et avaler le fromage dont il était en train de faire bombance. Il déglutit et scrute Rosmunda sans animosité aucune. Lui n’a pas l’air d’un inquisiteur, il n’a pas l’air de grand-chose d’autre qu’un type banal – ce qu’ils sont tous sous leur armure. Plutôt bien taillé, il a la gueule un peu de biais, du pif mais de jolis yeux.

- Mademoiselle vient s’occuper du ménage. Elle a…

Junia marque une brève pause pour se donner le temps de la réflexion. Qu’est ce qui ferait une bonne mise à l’épreuve ? Elle ne doit pas être elle-même habituée aux travaux ménagers car elle poursuit :

- … Une heure, pour faire tout l’étage.

C’est un délai relativement raisonnable vu le peu de mobilier. Cependant il y a beaucoup de surface à couvrir, même si elle est vide. De grands parquets tout neufs qui auraient bien besoin d’être cirés s’ils veulent garder leur cachet.

- Antonius, montrez-lui le matériel. Je serai en bas.

Achève Junia avant d’aviser Rosmunda.

- Si vous faites bien, vous pourrez toucher aux reliques de la réserve.

A la façon dont elle le dit, cela a l’air d’un grand honneur. Elle se détourne ensuite et d’une démarche chaloupée redescend l’escalier. Vaast avait raison – les marches craquent, notamment une au milieu. Même la fine Junia lui tire un couinement.

Antonius s’essuie rapidement les mains sur son pantalon.

- Par ici, Mademoiselle.

Il fait à Rosmunda avant d’ouvrir un placard dans la salle commune qui semble aussi tenir lieu de cuisine. Dans le placard, il y a plein d’ustensiles et enfin, de quoi faire le ménage. Les produits laissent à désirer vis-à-vis de ce que la jeune domestique peut connaître. Pas qu’ils soient de mauvaise qualité mais en comparaison de l’obsession pour l’apparence de nombreux bourgeois et nobles de la Congrégation, l’Ordre d’inquisiteurs ne semble pas très regardant.

Antonius, sa tâche accomplie, reste un peu là à bailler aux corneilles tandis qu’il jette des regards pleins de regret à son assiette inachevée et d’autres, curieux, à Rosmunda. Finalement, il s’éloigne de deux pas, puis opère soudainement un demi-tour :

- Je vais me changer alors… Frappez quand vous devrez faire les chambres.

Prévient-il. Il se racle la gorge, gêné, et déguerpit pour de bon. Il n'y a visiblement pas de serrures sur ces portes.

Rosmunda est seule. Pour le moment.

Pas Vaast. Il est rejoint par Junia qui n’a pas pris le temps de se changer. Elle avait probablement trop envie de voir ce que l’inquisiteur avait à remettre à l’Ordre.
Voilà qu’elle le scrute par en-dessous, un petit demi-sourire aux lèvres.

- Alors, frère Vaast ? Comment vous faites-vous à la vie sur l’île ?

Demande-t-elle en tendant une main gracile. Elle semble attendre qu’il lui remette l’enveloppe.

- Vous avez rencontré des gens intéressants parmi les missionnaires ?

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Au moins, amener Rosmunda semblait avoir mis Junia de bonne humeur. Vaast s’en serait peut-être réjoui si ladite bonne humeur ne renforçait pas l’aura étrange, presque effrayante, de l’inquisitrice.

Il suivit le duo des yeux sans rien dire. Manifestement, Junia voulait d’abord tester les capacités de la domestique à l’étage. Sans doute estimait-elle que passer le plumeau sur un buste de Saint Gregorius était un honneur qu’on ne réservait pas au tout-venant.

Tout semblait se dérouler à merveille quand il entendit de nouveau Junia parler. Elle était trop loin pour qu’il comprenne les mots, mais il semblait y avoir quelqu’un d’autre là-haut.

Vaast jura intérieurement mais garda contenance. Ça aurait été miraculeux qu’une seule personne soit présente dans les locaux. Il n’avait plus qu’à prier pour que Rosmunda se montre inventive… et ne prenne pas de risques inutiles.

Voilà que Junia revenait. Elle n’avait même pas pris le temps d’habiller un peu plus son corps si maigre. Etait-ce le rapport qui l’intéressait tant que ça, ou désirait-elle se pencher sur son cas ? La deuxième hypothèse n’augurait rien de bon.

-C’est parfois difficile, ma sœur.

Son ton était à peine poli. Il avait même baissé la voix et laissé retomber ses épaules pour donner à croire à son interlocutrice qu’il faisait là une confidence.

-Après ce qui s’est passé… Être en plus éloigné de l’Ordo Luminis… N’est pas toujours évident. Mais j’ai confiance en le jugement de père Domnius.

Nul mensonge dans ses paroles. Il se contentait de présenter la vérité sous un jour bien précis : une de ses spécialités.

Sans rien ajouter, Vaast tendit l’enveloppe. Elle contenait son dernier rapport, qui lui-même n’avait rien d’exceptionnel : les dernières missions auxquelles il avait participé, les sujets en vogue, quelques rumeurs… Des informations qui auraient pu paraître inutiles aux yeux de certains, mais Vaast savait qu’entre les bonnes mains son travail d’espion pouvait révéler un élément essentiel.

-Plus ou moins. Sœur Juliette a parlé une fois de me présenter à une de ses connaissances, un prêtre assez en vue. Pour le moment, je fréquente surtout des gens dont la portée politique est limitée, alors j’ai hâte de me rendre un peu plus utile que ça. Mais bien sûr, si j’ai l’air soudain intéressé par le profil du prêtre… Encore un peu de patience, j’imagine.

Vaast fit un geste vague de la main pour signifier que Junia voyait sûrement ce qu’il voulait dire.

Il fallait la retenir encore un peu. Hélas, il ne pouvait pas se contenter de discuter de l’avancée des travaux ou du beau temps : il n’était pas connu pour aimer bavarder et Junia pourrait s’en étonner.

-Avez-vous des nouvelles de frère Rilius ? finit-il par souffler en regardant Junia, une expression un peu soucieuse sur le visage.

Rilius était un inquisiteur censé se rendre sur Teer Fradee. C’était lui qui avait arrangé l’apparente défection de Vaast pour l’ordre des missionnaires ; il était censé rejoindre San-Matheus. Vaast n’avait pourtant plus entendu parler de l’homme depuis son départ. Soudain, il constituait un très bon sujet de conversation.

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D’un coup, j’inspire. C’est le moment de se concentrer, ma fille. La mission a véritablement commencé, là. L’intimidante jeune femme semble heureuse que j’intègre l’établissement, ce qui me flatte quelque part, et me demande de la suivre à l’étage. Je jette un dernier regard en arrière à mon chaperon, j’ai l’impression d’être redevenue une enfant qu’on amène à son premier jour d’école et qui voit ses parents s’éloigner. J’en récupère même les larmes qui me montent aux yeux, mais c’est moins parce que Monsieur va me manquer que parce que j’ai peur de ne pas sortir d’ici en un seul morceau. Le plus effrayant ici c’est que tout transpire l’ordinaire, la normalité, de loin on dirait simplement une communauté monastique bien dotée ! Mais si de tels bruits courent au sujet de leurs méthodes, alors que vais-je découvrir à cet étage…

On passe par le fameux escalier qui, effectivement, craque bien à notre passage. Enfin, il craque à mon passage, la maigre demoiselle ne fait pas beaucoup de bruit, elle. Il faudra vraiment que je tende l’oreille pour la repérer, elle. Oulala, cette mascarade a à peine commencé que j’ai déjà envie de m’en aller. Puis elle me fait peur, cette bonne femme…

Une fois arrivés à l’étage, elle s’active d’un coup et elle a bien plus d’énergie que ce que j’imaginais ! Elle ouvre toutes les portes et je « visite » rapidement les lieux. La bibliothèque me fait écarquiller les yeux. J’en ai vu des belles bibliothèques chez les fortunés de la Congrégation, et celle-ci n’est pas la plus grande que j’ai vu, elle est même franchement modeste, mais y’a ce côté « bibliothèque d’étude » que j’avais encore jamais croisé. Ça respire le savoir et les écrits ampoulés que je ne comprendrai jamais. Mais au fond de la bibliothèque, je vois mon objectif très rapidement. Des dossiers, des bureaux pour travailler et des papiers en vrac. C’est coton tout ça, parce que ça se verra de loin si j’approche sensiblement des documents au lieu de faire le ménage.

Mais je n’ai pas le temps d’y réfléchir plus. Elle me présente le dortoir qui est déjà bien en ordre. C’est sûr, je vois des endroits où nettoyer, mais surtout améliorer l’état général comme cirer le parquet, mais c’est loin d’être dramatique comme chantier. Roh, ma fille, qu’est-ce que tu es en train de faire ? T’es là pour regarder un papier, pas être embauchée à plein temps. Même si tu aimerais, parce que ce serait pas des plus épuisants ! Tu crois vraiment qu’en ayant espionné ici, même sans te faire prendre, ce sera une bonne idée de trainer dans le coin ? Non, tu fais le ménage pour la forme, tu récupères les informations qu’on t’a demandé et tu t’en vas !

La visite s’achève dans une petite salle commune, de type réfectoire monastique avec de longues tablées et pas grand-chose d’autre à faire. Ils doivent quand même s’ennuyer ces messieurs-dames ! Je ne crois pas que le Lumineux interdit toute distraction ! Mais mes yeux se concentrent rapidement sur un homme qui occupe l’endroit. Il se lève brusquement à notre arrivée. Madame dit qu’il s’appelle Antonius, je le salue d’un discret hochement de tête en tentant de sourire de manière sincère. Il était en plein repas, le pauvre, et semble tout embêté qu’on l’ait surpris à ce moment ! Franchement, je suis si stressée que je serais capable de rire de la situation, tant il semble immensément humain par rapport à Madame. Cette dernière précise d’ailleurs les modalités de mon travail, je dois faire tout l’étage en… une heure.

Alors, j’ai l’habitude de travailler rapidement et, dans les faits, l’endroit est suffisamment propre au départ pour que je n’ai pas à trop m’échiner au nettoyage. Par contre, faudrait aussi me préciser le niveau de récurage qu’on me demande ! Parce que si je dois juste passer un coup de balai, de chiffon sur les meubles et laver le sol ça je pense m’en sortir… Mais si elle souhaite que je cire le parquet, arrange les livres éparpillés partout, change les draps, nettoie les carreaux et compagnie… j’aurai pas assez, vraiment. Mais je suppose que si je leur explique ça devrait aller. Je suis censé occupe un poste ici, donc travailler plus d’une heure par jour quand même ! Non, elle doit sûrement vouloir que je fasse un travail correct, mais pas trop en profondeur.

Et voilà ma conscience professionnelle qui me rattrape… Aller, Antonius ! Montre-moi ce matériel ! Et arrête avec cette tête de fruits en train de confiturer, je vais pas te manger ! Et Madame non plus, elle a pas l’air de manger grand-chose d’ailleurs… Enfin Madame s’en va après m’avoir annoncé que je pourrais peut-être toucher aux reliques du rez-de-chaussée si je travaille bien ! Une partie de moi me dit « Ce serait un honneur ! » et l’autre tente désespérément de faire le deuil de ce travail que j’aurai sûrement adoré faire avec sérieux, mais si tout se passe bien dans quelques heures je serais partie et je devrais souhaiter ne jamais y revenir. Julia s’en va enfin, me laissant seul avec ce charmant inquisiteur gauche, et je l’entends descendre les marches sans presque un bruit.

Après un bref instant de flottement qui me ferait presque baisser les yeux, le jeune homme m’ouvre un placard avec, à l’intérieur le matériel de ménage. Rien de bien compliqué, ni en trop mauvais état, ni du très neuf. C’est toujours fatigant d’arriver dans un nouveau travail ne serait-ce que pour ça. Même si tu manies le balai-brosse depuis l’enfance, personne n’a jamais le même matériel et il faut passer un temps infini à comprendre où tu as mis les pieds !

Après quelques minutes, pendant lesquelles j’ai fait mon petit repérage, le dénommé Antonius s’en va se changer qu’il dit. Donc je dois pas faire la chambre tout de suite et en plus je l’ai plus dans les pattes pendant quelques minutes, parfait. Je vais donc naturellement commencer par le bureau puisque c’est la première pièce de l’étage, que c’est la moins ordonnée, avec le plus de saleté, donc c’est tout à fait normal que je démarre là-bas ! Voilà déjà une petite défense si on me demande pourquoi j’y suis.

Je dégaine des chiffons qui servent sûrement à faire les poussières et je me rends à grands pas vers la bibliothèque. Il y’a plein de livres, d’étagères, de meubles qu’il faut épousseter donc j’aurai tout loisir de fureter dans les papiers. Mais je dois tendre l’oreille, absolument. Je me tourne plusieurs fois vers l’entrée de la pièce. C’est la plus proche de l’escalier donc j’entends parfaitement les deux inquisiteurs converser en bas, et je serais à l’affut si Madame remonte. Le problème principal, c’est le jeune homme dans la chambre. Celle-ci se trouve juste en face du bureau et il n’y restera pas longtemps, donc en un bond il faudra que je me trouve éloigné des documents pour ne pas éveiller les soupçons. En m’approchant de celui-ci je remarque, adjacent au mur à ma gauche, un meuble avec quelques décorations : images religieuses, un tout petit peu d’argenterie, large bol en bois. Parfait, quand la porte de la chambre s’ouvrira je n’aurai qu’à me tourner pour faire la poussière ici !

Aller Ros, c’est le moment. Voilà les documents, tu n’as plus qu’à trouver le dossier de Monsieur Vaast, lire ce qu’il y a dedans et c’est tout ! Tu auras ta prime !
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L'étau se resserre
Junia semble presque touchée par les paroles de Vaast.

- Vos frères et sœurs seront toujours là. Le lien qui nous unit défit la distance et le temps.

Affirme l’inquisitrice de sa voix si douce. Elle-même ne relève pas quant au père Domnius. Junia est assez entraînée – ou assez dissociée – pour ne rien montrer de ses émotions mais il est facile d’imaginer qu’une femme aussi dévouée ne porte pas un homme politique dans son cœur, qu’il aide l’inquisition ou non. L’idée qu’un des membres de l’inquisition soit sous tutorat d’un prêtre doit déjà lui sembler assez étrange et déplacé comme cela dans un organe qu’elle considère comme neutre, indépendant, et impartial – pour le bien de toutes les âmes de Thélème.

Junia fait partie de ces utopistes. Drôle de mot à associer à une femme au métier aussi abominable. Elle lance d’ailleurs :

- S’étonneraient-ils vraiment de vous voir plein d’avidité, pressé de gravir les échelons ? Ce ne serait que la preuve de notre insertion réussie parmi eux.

La deuxième hypothèse de Vaast a l’air exacte car Junia ne s’empresse pas de s’enquérir du contenu de l’enveloppe qu’il lui remet. Elle continue de le fixer de ses grands yeux miroirs.

- Non.

Elle répond. Raté pour essayer de faire la conversation au sujet de Rilius, le sujet semble clos alors même qu’il s’ouvrait à peine. Junia se fiche probablement de discuter du retard du bateau de l’homme ou du temps exécrable autour de l’île en cette période de l’année qui doit en être la cause. A la place elle dit :

- Nous vivons une période intéressante, grâce en soit rendue au Lumineux. Les convertis proposent de nouveaux défis. Savez-vous qu’une membre de l’Alliance a fui pour arriver dans nos geôles et prétend vouloir nous rejoindre ? On l’a confié à mes soins pour éprouver sa sincérité. Je m’en réjouis, même si certains de nos frères la condamneraient au bûcher. Elle est jeune, son âme n'est probablement pas encore perdue. Peut-être que tout ce qui empêche les gens de son espèce de nous rallier, c'était la distance et voilà qu'ils sont à quelques jours de marche...

Junia en paraît presque rêveuse. Les exterminer ? Tous les convertir ? Elle est du genre à tendre la main... Avant le poing.

- Vous qui fréquentez des infidèles tous les jours maintenant, vous pourriez me recommander des candidats. Quitte à se salir les mains, nous devrions tirer parti de votre position.

Elle marque une pause et effleure de ses longs doigts squelettiques l’intérieur de l’enveloppe comme pour saisir le contour des mots qu’elle contient.

- Quand la cellule aura été construite, voudrez-vous venir m’assister ? En votre qualité de Missionnaire, évidemment. Pour les apaiser, j’ai accepté qu’ils participent à certaines étapes de la retraite spirituelle. Il n’y a guère de tâche plus calme, plus contemplative, que la mienne.  

Est-ce une façon de s’inquiéter de la santé de Vaast et de lui proposer une fonction qu’elle-même juge apaisante, un bon moyen de se rapprocher du Lumineux ? Ou est-ce un test ? Impossible d’en juger sur le visage de Junia.


Le bureau dans lequel pénètre Rosmunda a deux versants. Celui dont la jeune domestique s’occupe en ce moment : la bibliothèque. Une partie, mince, semble être dédiée à des ouvrages religieux très précis. Une autre, bien plus large, est pleine de gros portes documents de cuir chacun marqué de signes à l’apparence cabalistique. Chaque porte documents en cuir a des feuillets bien triés, couverts des mêmes symboles. Si Rosmunda s’y intéresse, elle pourra vite comprendre que ceux-ci sont codés. Cela explique probablement pourquoi Junia a laissé la jeune femme pénétrer dans les lieux sans ciller.

Maintenant, où se trouve le dossier ? Sur l’énorme bureau qui pourrait aussi bien être une longue commode avec ses très nombreux tiroirs ?

Le meuble a des plumes, des encriers, du papier, de la cire, des tampons, et deux ouvrages frappés d’un sceau récemment. Difficile de dire ce que celui-ci veut dire si on n’est pas coutumier des affaires des censeurs de l’inquisition.

Le bureau, contrairement aux étagères qui sont un peu en désordre, est parfaitement rangé, comme si on avait posé les éléments dessus en les mesurant à l’équerre. C’est peut-être le cas en fait… Toucher à quoi que ce soit sur cette grande surface où les plumes semblent alignées comme des petits soldats et on le verra immédiatement, à moins d’avoir tout remis en place correctement.

Difficile de dire si Junia attend que Rosmunda fasse la poussière ici. Elle ne lui en a rien dit – une partie de sa « mise à l’épreuve » ou un oubli de la part d’une femme qui n’a pas du tout en tête des affaires matérielles comme le ménage ? Impossible à dire.

En tout cas la meilleure option de la domestique demeure encore les tiroirs massifs du bureau. Et il faut les ouvrir ! Ils n’ont pas dû être huilés depuis une éternité et ils sont lourds à tirer, ce qui risque de faire tressaillir le meuble ou de faire du bruit.

Il faut y aller doucement. Et le refermer ne sera pas beaucoup plus simple ou discret.

Rosmunda pourra entendre un bruit de « tump, tump, tump » comme si quelqu’un sautait sur le parquet dans les dortoirs puis un franc « bam ». Un son de chute. Antonius s’est peut-être pris les pieds dans son pantalon – ou il martyrisait le plancher innocent, ce qui est moins probable.

Si la domestique s’y prend bien, l’oreille tendue, elle pourra découvrir les dossiers qui ne sont pas bien épais et portent tous la mention d’un inquisiteur ou d’une inquisitrice. Antonius est le premier de la pile et on y a visiblement ajouté des choses il y a peu de temps. Vaast n’est pas si loin après.

Il y a une brève description physique de l’homme. Une mention d’un incident au front qui renvoie vers un autre dossier numéroté. Un commentaire sur un ordre auquel il aurait désobéi. A partir de ce moment, les notes qui étaient jusqu’ici très flatteuses, le sont moins. Elles demeurent cependant toujours assez sobres. Jamais Vaast n’est décrit ni comme un héros, ni comme un hérétique. C’est court, clinique et il y a beaucoup de « se référer à » qui empêchent de savoir de quoi on parle sans être un initié de l’administration inquisitoriale.

L’homme à qui Vaast a désobéi est mort peu de temps après. Cela ne semble pas être le fait de l’inquisiteur, c’est une information parmi une liste d’autres dont l’importance les unes par rapport aux autres est difficile à saisir, surtout quand on est très pressé.

La dernière entrée signale que Vaast semble sans énergie – très exactement qu’il a « perdu la flamme de la foi » et qu’il faut la « raviver ». Un certain Domnius qui a déjà été cité dans le dossier a demandé expressément un rapport sur Vaast quand celui-ci aura passé 6 mois sur l’île.  C’est l’ultime phrase qui conclue le dossier, sans pouvoir deviner le degré de surveillance que cela sous-entend : un rapport sur son comportement ou un rapport sur ses activités ?

Rosmunda n’a probablement pas le temps d’y réfléchir puisqu’elle peut entendre des pas de rapprocher de la porte des dortoirs vers la fin de sa lecture. Plus elle a pris de temps, si elle a peiné à aller à l’essentiel entre tous les « consultez le dossier 2876 », plus elle risque d’être prise sur le fait puisqu’il faut encore refermer ce fichu tiroir.


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Feat Rosmunda


 
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-Vous avez raison, souffla Vaast avec du soulagement dans la voix.

C’était si facile de se glisser dans la peau de l’inquisiteur qu’il était censé être. Comme s’il enfilait un manteau qu’il connaissait par cœur. Un manteau jamais vraiment à sa taille, certes. Il y avait toujours une couture qui craquait ou une manche trop longue pour lui faire sentir que quelque chose n’allait pas. Gamin, il pensait que ce fichu manteau lui irait mieux en grandissant, mais apparemment il avait grandi avec lui.

Parfois, tout se mélangeait. Soudain, ce n’était plus un manteau. C’était lui et il étouffait tout ce qui dépassait - il étouffait…

-Je n’y avais pas songé, répondit-il avec honnêteté. Ce serait approprié, c’est vrai. Je ferai une demande à sœur Juliette.

Ça promettait d’être amusant. Il se voyait déjà exiger un rendez-vous avec Juliette et exiger avec arrogance qu’elle lui permette de monter en grade alors qu’il n’avait été qu’un poids mort dans son équipe. Elle allait s’étrangler. C’était même un bon moyen de s’assurer de ne pas grimper de sitôt dans la hiérarchie…

Les rêveries de Junia lui donnèrent la sensation d’avoir avalé quelque chose d’acide, même si la sensation était étrangement étouffée. Si tout ce qui empêchait l’Alliance de vénérer le Lumineux était la distance, alors pourquoi les soldats ne s’étaient-ils pas tous rendus au front ? Le salut était proche d’eux, là-bas. Les prêtres les auraient accueillis. Ils étaient à portée de main - à portée de fusil.

Junia n’avait sans doute jamais posé un seul de ses orteils éthérés dans ce charnier.

-J’espère pour son âme qu’elle est sincère.

Son âme et le reste. Il n’avait pas envie de penser à ce qui arriverait à la fille si Junia estimait qu’elle mentait.

Il opina sans commenter. Bien sûr, il se salirait les mains pour les autres. N’était-ce pas sa vocation ? Non, Junia ne serait pas d’accord. Pour elle, être inquisiteur n’était sûrement pas salissant. C’était faire semblant de ne pas l’être qui avait quelque chose de déshonorant.

-Je peux en faire la demande à sœur Juliette, mais soyez avertie, ma sœur : elle risque de refuser si ça vient de moi. Elle craindrait ce que cette volonté de se rapprocher de l’Ordo Luminis peut signifier. Peut-être en déduirait-elle que je n’ai pas autant coupé les ponts que je le prétends.

Autrement dit, il faudrait que Junia ou un comparse le convoque, et alors ce n'était pas gagné non plus. Il s’était aussi arrangé pour ne pas donner son avis. Quelle importance aurait ce dernier ? Il existait pour servir.

Non.

Si ?

Pourquoi pensait-il à Alix ?

-J’espérais arriver assez tôt pour prier à l’autel. Souhaitez-vous m’accompagner ?

Combien de temps cela faisait-il ? se demanda confusément une partie de lui. Rosmunda avait-elle pu mener son projet à bien ?

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Par le Lumineux, quelle horreur. Ce bureau est monstrueux ! Tout y est tellement bien rangé, je sais que si je bouge quoique ce soit ce sera remarqué. Vite vite, il me faut un chiffon, quelque chose pour faire la poussière au cas où on me prend la main dans le sac. Je me retourne et dans un petit seau de bois je vois quelque chose qui fera l’affaire. Il est tout pelucheux, mais sec, n’a pas servi à nettoyer le sol, c’est pile ce qu’il me faut. Je le dégaine et retourne vers le bureau. J’essaye de repérer… un endroit avec de la poussière, parce que si j’époussette le plan de travail qui brille comme un sou neuf je ne vais berner personne.

Sauf que ces messieurs-dames inquisiteurs sont peut-être des bourreaux de travail, des maniaques qui alignent chaque plume pour donner un ensemble qui a l’air figé dans le temps et jamais dérangé, mais justement ils ne consultent que très rarement certains dossiers, il y a ça et là des encriers, des livres posés à plat qui n’ont pas été dérangés de leur long sommeil depuis longtemps et la poussière dessus est légère, mais présente. J’ai maintenant un objectif si on me surprend ici. En parallèle de mon introspection, je parcours les porte-documents pour essayer de comprendre où trouver ce que je veux. Mais rien n’indique dans ceux-ci la présence d’informations sur les inquisiteurs ! Quelle poisse, je ne dois pas m’attarder dans cette pièce, sinon l’autre inquisiteur reviendra et j’aurai des problèmes !

Tout en parcourant ce satané bureau il me vient un dernier détail à régler : mon mobile. Pourquoi donc me suis-je dirigé en premier ici pour faire la poussière ? Si l’on me questionne, je devrais répondre à cela, afin de paraître le moins suspect possible. « Je… » je me vois bien bégayer timidement comme une innocente bambine. « J’ai pris l’habitude de d’abord faire la poussière partout et ensuite passer le balai, puisque tout sera par terre, et enfin laver le sol. Ainsi je vais plus vite. » En effet, ma fille, tu as un bon curriculum vitae dans les maisons des grands bourgeois, tu sais bien faire ton travail, alors tu as tes méthodes !

Pfiou, me voilà rassurée maintenant que j’ai de quoi justifier ma présence et ce que je fiche. Mais ça ne règle pas mon souci que… il n’y a rien dans ces fichus porte-documents massifs. Où peut bien se trouver le papier que je cherche ? Il ne me reste plus que ces gros tiroirs. J’essaye timidement d’en ouvrir un, mais il fait un bruit du tonnerre et je sens mon cœur rater un battement ! Quelle horreur, comment suis-je censée ouvrir cela discrètement ? Je me retourne, j’entends l’autre inquisiteur faire un peu de raffuts dans la chambre voisine et, en bas, Monsieur discute toujours avec l’intimidante jeune femme. Si je dois ouvrir ce tiroir, je dois le faire maintenant. Alors j’y vais, mais doucement. Ça doit être un bruit de fond, si je fais trop de bazar ça alertera tout le monde !

Les voilà, les précieux dossiers. Ô Lumineux, pardonnez-moi de fouiller dans les affaires de vos serviteurs… Mais j’ai pas le choix. Et puis, ça rend service à l’un d’entre eux et ne pénalise pas les autres, donc j’ai la conscience tranquille. Enfin c’est ce que je me dis… Ceux-là sont nommés au moins, et je pense que cela correspond aux inquisiteurs puisque je vois un dossier « Antonius », l’autre dans la chambre, et je tombe sur Monsieur Vaast un peu après. Aller, respire Ros, c’est presque fini. Je feuillette ce tas de papier, j’essaye de retenir tout ce que je peux, et y’a des choses… il a vraiment pas une vie facile, Monsieur. Aller, ma fille, retiens ! Retiens les choses ! Tsss, pourquoi il veut pas que je prenne ce papier. J’ai peur d’oublier, moi !

Mais pas le temps de me tourmenter plus à ce sujet. Des pas, des pas derrière-moi. Je pense avoir retenu l’essentiel, et de toute manière je n’ai plus le temps ! Alors je remballe le dossier, je le remets à sa place, et je pousse lentement le tiroir pour le refermer sans que ça fasse trop de boucan. Enfin, je me relève le plus vite possible avec mon chiffon pour épousseter ce bureau. Je ne sais pas où est la personne qui marchait dans le couloir, mais je prie pour qu’elle n’ait rien vu de tout cela !

Ô Lumineux, protège-moi du courroux de tes serviteurs, je ne fais rien de mal…
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