[Petite annonce] Le vieil Andrig blanc

"Le vieil Andrig blanc ? Oui, on le surnomme "L'Ancien". On n'avait jamais eu de problèmes avec lui, mais depuis quelques semaines, il se montre agressif... un de nos chasseurs a failli se faire encorner, c'est dire. Il faudra bientôt s'en occuper."

Tels étaient les propos entendus de la bouche d'un chasseur du village de Vedleug. La rumeur avait tôt fait de se répandre comme un feu de broussaille, et avait même réussi l'exploit d'atteindre San-Matheus, colportée par les quelques marchands et voyageurs qui avaient eux aussi eu le malheur de croiser la route de l'animal.

Caisses éventrées, marchandises éparpillées et perdues... la bête commençait à devenir effectivement problématique et pas seulement pour les natifs, et on ne la pleurerait pas longtemps si une balle venait se ficher entre ses deux yeux.

Et des balles, c'est justement ce qu'Alphonse Fléchard, toujours flanqué de son chien Angelo, était venu acheter à prix réduit à l'une de ses connaissances de la taverne du denier de San-Matheus.

"Pas question d'aller me fournir dans l'une de ces boutiques d'attrape-nigauds. Je connais un gars." avait-il dit, avant de partir pour la ville des Thélémites, à bord du chariot du premier marchand qui aura bien voulu le prendre (gratuitement).

Une fois son acquisition terminée et rangée dans sa besace, le soixantenaire se dirigera vers le comptoir, afin d'y saluer la personne derrière... et lui demander un verre, bien entendu.

"Bien l'bonjour. Vous auriez un p'tit jus chaud pour me remettre d'appoint ? Et une gamelle pour le chien, si ça vous embête pas d'trop, s'il vous plaît."

Le vieil homme plissa le regard à son tour, avant que ses yeux ne s'arrondissent comme des soucoupes.

"Oooh... mais c'est la p'tite Niusha ! C'est pas vrai !"

Le sourire aux lèvres, il lui toucha l'épaule - un signe d'affection chez lui, même s'il est vrai qu'il touchait les épaules d'un peu tout le monde. Il faut dire qu'il était affectueux.

"Oh bah on va fêter ça, hein ! Et pas avec du jus de pommes chaud, sors-nous donc une p'tite bouteille de derrière le comptoir." lui dit-il avec un clin d'œil. Ce n'était manifestement pas qu'une impression, il s'était effectivement arrondi depuis la retraite...

À ses pieds, le terre-neuve lapait avec contentement sa gamelle, sa grosse queue fouettant l'air derrière lui, tandis que sa gueule dégoulinait de bave et d'eau. Le soixantenaire sortit un mouchoir, et commença à le débarbouiller pour éviter qu'il n'en mette partout.

"Une odeur d'argent, ha ha ! Tu devrais pourtant savoir depuis le temps que l'argent n'a pas d'odeur... même si tu n'es pas loin du compte, j'ai effectivement suivi une piste, et c'est pas un coin à champignons."

Il s'approcha d'elle tout en s'accoudant au comptoir, avec un air de conspirateur.

"Figure-toi que je suis pas ici que pour profiter des odeurs d'encens et du son des prières... déjà, je suis venu parce que Diego, là-bas..." il désigna d'un geste discret un vieil homme fin et sec, à la moustache parfaitement entretenue et à l'air pincé "...est un ancien copain, et il me fait des cartouches de fusil pour une bouchée de pain. Faut dire qu'il a ses propres moyens pour les récupérer et que ça lui coûte pas un rond, alors en souvenir du bon vieux temps il me fait un prix. Faut bien que je fasse tourner les petits commerces, pas vrai ? Qui c'est qui va payer sa retraite sinon, hein ?"

Il se fendit d'un sourire en coin, l'air bonhomme. Il était évident que "Diego" n'avait probablement pas trouvé un carton de cartouches tombé d'une charrette, et à sa tenue on pouvait se douter que même si personne ne lui payait sa retraite il s'en sortirait très bien.

"Et des cartouches, je vais en avoir besoin bientôt. Très bientôt, même. Dis-moi ma fille, est-ce que tu as déjà entendu des rumeurs sur..." Il se rapprocha encore un peu, parlant à voix basse, comme s'il lui confiait un secret d'état "...l'Andrig blanc ?"

Le soixantenaire prit le verre avec entrain alors qu'un sourire déjà éclairait son visage. En connaisseur, il commença par faire tournoyer doucement le liquide, afin de bien libérer les arômes. Puis il approcha le verre de son nez, l'humant doucement, pour finalement le porter à sa bouche et n'en absorber que quelques gouttes seulement. Il passa sa langue sur ses lèvres, puis prit une petite gorgée, et enfin une vraie gorgée de rhum.

Il hocha la tête, et afficha une moue satisfaite avant de poser le verre sur le comptoir, prenant visiblement son temps pour le savourer.

"On peut dire que tu n'as pas perdu la main !" la félicita-t-il, un rire dans la voix. "Tu t'es même plutôt améliorée. C'est pas trop dur d'avoir ce qu'il te faut en ingrédients, par ici ?" demanda-t-il, aussi bien par politesse que pour potentiellement lui proposer quelque chose plus tard... le vieux avait du flair, et pas seulement pour l'alcool.

"Les descriptions me semblent un peu exagérées si tu veux mon avis..." commentait Niusha, au sujet de la bête.

"Tant mieux ! Plus les gens en parlent, et plus celui qui va l'avoir aura l'air de revenir avec un trophée de chasse légendaire. C'est bon pour les affaires, tu peux me croire. Et des affaires, j'en ai de belles de prévues, avec cet animal."

Il prit une nouvelle gorgée de rhum, exhalant un soupir d'aise chargé d'effluves de piment, avant de poursuivre.

"Que les rumeurs circulent, surtout les plus folles. Moi, ce que j'en dis, c'est qu'il y a des gens à Nouvelle-Sérène qui sont prêts à déverser un joli petit magot, pour cette bête. J'ai dans mes contacts un naturaliste, qui aimerait faire empailler l'animal pour l'exposer dans son salon. Il pourra bien raconter ce qu'il veut à son sujet, pour ce que j'en aurai à faire, une fois que j'aurai empoché les pièces. Mais figure-toi que j'ai un deuxième acheteur potentiel..."

Alphonse prit dans l'une des poches intérieures de son manteau long une petite boîte à cigares en métal, l'ouvrit et en proposa un à la jeune femme. Il s'alluma d'ailleurs le sien, pour mieux continuer son récit.

"...un type de la petite noblesse, ou quelque chose approchant, qui fête l'anniversaire de son fils. Il veut lui faire faire un repas inoubliable et cherche un plat de résistance hors du commun... quoi de mieux qu'une créature légendaire de cette île, n'est-ce pas ?"

Il lui décocha un clin d'œil complice.

"Pour peu que j'arrive à trouver le bestiau et à lui coller un pruneau entre les deux yeux, je serai en mesure de faire monter les enchères entre mes deux contacts... peut-être même qu'avec un peu de chance et de filouterie, j'arriverai à récupérer la peau pour l'un et la viande pour l'autre... ce serait tout bénef', pas vrai ?"

Avec un sourire, le vieil homme tira sur son cigare, souffla un rond de fumée en l'air, puis prit une nouvelle gorgée de rhum.

"...mais dis-moi..." il la regarda, l'espace d'un instant, puis plus longuement, considérant visiblement quelque chose. "...tu te débrouilles toujours aussi bien, avec un fusil ?"

Niusha observa son ami et quand celui-ci montra sa satisfaction, une légère fierté pouvait se lire sur son visage. 
"Plutôt ?" répéta la jeune femme. "Carrément améliorée tu veux dire ! Mes premiers alcools servaient plus de détergeant que d'apéro je te rappelle" ajouta Niusha le rire aux lèvres. "Je pense mettre en place des dégustations quand je serai un peu plus en place, tu seras le bienvenu" petit clin d'œil complice, elle semblait excitée à cette idée.

A la mention de son ravitaillement, Niusha leva presque les yeux au ciel. Oui, elle trouvait justement difficile de se procurer certains ingrédients (les moins répandus ou les plus difficiles à se procurer par exemple). Mais elle n'aimait pas le dire tout haut. Sur le continent elle était connue pour toujours tout avoir ou pouvoir tout trouver et dans des délais très compétitifs; il faut dire qu'elle avait un petit réseau de chapardeurs bien huilé… Devoir tout recommencer ici l'embêtait profondément d'ailleurs. 
Et puis elle s'intéressait aussi aux ingrédients locaux de l'île mais elle avait encore beaucoup à découvrir et à apprendre sur le sujet. Elle n'était là que depuis deux mois à peine après tout, il lui restait encore beaucoup (tellement) de choses à faire.

"Ne m'en parle pas c'est un véritable casse-tête. J'ai bien quelques contacts sur l'île mais la majorité de mes fournisseurs" (comprendre contrebandiers) "sont restés sur le continent. Du coup je suis limitée et c'est plutôt frustrant. Sans parler de ma dernière livraison que j'attends toujours !" Elle ponctua sa phrase d'un court soupir, on pouvait désormais sentir clairement la frustration de la jeune femme.
 
Niusha accepta le cigare que lui tendait Fléchard avec plaisir et le passa doucement sous son nez le temps de le humer avant de l'allumer. Elle sortit un cendrier et le posa sur le comptoir. Lors de la première aspiration elle ferma les yeux quelques secondes puis se mit à faire des anneaux avec la fumée qu'elle expirait. Elle continuait d'écouter son ami tout en fumant. 

"Je vois que tu as toujours quelque chose d'intéressant sur le feu dis-moi !" Son ami n'avait pas tort, plus les gens parlaient plus ce genre d'affaire serait rentable. 
Elle pencha la tête légèrement sur le côté : "Ton naturaliste, il veut empailler la bête toute entière ? Sinon juste la tête montée sur un cadre fera son effet et tu pourras garder la viande pour ton noble à la recherche d'un dîner presque parfait et il te restera même un peu de peau en supplément… ça doit faire du bon cuir une bête pareille." ajouta la jeune femme, pensive. 

Niusha leva un sourcil. Si il y a bien quelque chose qui piquait son orgueil c'était qu'on remette en question ses aptitudes, quelles qu'elles soient… Heureusement que c'était Fléchard. Elle tira une nouvelle fois sur son cigare avant de répondre. 

"Tu sais bien que j'ai toujours préféré les lames aux armes à feu Fléchard." 

Niusha avait une nette préférence envers les lames. Elle aimait mesurer son agilité, sa souplesse, sa force lorsqu'elle combattait. Se contenter d'appuyer sur une gâchette ne la faisait pas vraiment vibrer. Devoir s'approcher de son adversaire pour pouvoir le toucher, viser ses points vitaux… lui procurait un frisson comme rien d'autre. Sur le continent elle s'était même fait confectionner des petits couteaux équilibrés différemment pour pouvoir les lancer. Il faudrait que je me déniche un bon contact ici aussi, pensa-t-elle. Mais bon pour la chasse elle n'avait pas de problème à utiliser des armes à feu.

"Mais si tu parles de ce genre de fusil…" elle sortit un mousquet à silex de sous le comptoir. Et un connaisseur pouvait voir qu'il était de très bonne facture, et pour cause c'était une arme qu'elle s'était procurée de son temps dans l'Alliance et elle en prenait soin "... oui je me débrouille toujours aussi bien. Mais ne me demande pas comment j'ai eu cette petite merveille" elle fit "chut" avec son doigt et accompagna le geste d'un clin d'œil puis demanda après une courte pause "Pourquoi ? Tu penses avoir besoin d'une autre paire de mains pour ton affaire ?" 
Elle sourit à pleine dents et ajouta "Mes tarifs n'ont pas changés."

"De détergent ? Quelle idée. C'était pas au niveau de ce que tu fais aujourd'hui, mais crois bien que quand on avait rien, on était bien contents de les trouver, tes détergents."

Alphonse ne laisserait pas la jeune femme se dévaloriser. Dans les conditions difficiles du front, quand les troupes étaient très souvent en mouvement, faire de l'alcool avec pas grand chose c'était déjà un exploit en soi, ne serait-ce que pour trouver le matériel - sans parler des matériaux. Évidemment que c'était plus facile dans le confort d'une taverne, mais le talent, le nez, c'était quelque chose qu'Alphonse avait toujours su reconnaître chez Niusha.

"Des dégustations, hein ? Écoute, si tu as même prévu des pré-dégustations et qu'il faut quelqu'un pour se sacrifier au dur travail de goûteur, je dois pouvoir trouver un créneau libre... du moment que tu me prévois un petit quelque chose à manger à côté. Pour éponger, bien sûr."

Car si tant qu'à faire de boire à l'œil, il pouvait aussi manger à l'œil, le soixantenaire n'allait certainement pas se faire prier.

"Ha, des soucis de ravitaillement, hein... c'est ça aussi, de bosser avec des amateurs." Ce que n'était pas Alphonse, et il ne se privait pas de le faire savoir. "Ma foi, si tu me fais une petite liste de ce qu'il te faut, je dois pouvoir m'arranger pour te trouver ça." Et c'était probablement le cas, le vieil homme ayant bien souvent réussi à dégoter des merveilles, même si ce n'était pas toujours de façon bien légale. Mais à cheval donné, on ne regardait pas les dents.

"Ton naturaliste, il veut empailler la bête toute entière ? Sinon juste la tête montée sur un cadre fera son effet et tu pourras garder la viande pour ton noble à la recherche d'un dîner presque parfait et il te restera même un peu de peau en supplément… ça doit faire du bon cuir une bête pareille."

"Très bien pensé." réplique Alphonse, pointant du doigt en direction de Niusha pour appuyer ses dires. "Le noble, là, lui ce qu'il veut, c'est surtout la viande. Et à la limite, pour qu'on sache bien que l'Andrig il était blanc, la peau de la bête... bien que ça changerait pas grand chose au goût de la bidoche, mais c'est pour la présentation du plat, tu vois ? Et tu penses bien que s'il met la main sur le cuir, il va en faire un fourreau, une ceinture, ou un corset pour son gamin, je sais t'y pas moi..."

Il tira une nouvelle bouffée de son cigare, en roulant des yeux.

"Et ça m'empêche pas de faire monter les enchères, même s'ils savent pas qu'ils auront tous les deux ce qu'ils veulent. Surtout si je joue sur le fait que si ils prennent pas une décision rapidement, la bidoche va pourrir, et la peau sécher... tu peux croire que dans l'urgence du moment, on crache son or bien plus vite et en réfléchissant beaucoup moins."

Le soixantenaire afficha un sourire satisfait. Plus il y réfléchissait, et plus cela lui semblait être une bonne idée.

"Pourquoi ? Tu penses avoir besoin d'une autre paire de mains pour ton affaire ?" sourit Niusha à pleine dents en ajoutant "Mes tarifs n'ont pas changés."

"Oh, allons... tu me connais, tu sais bien que je suis réglo. Et il y a pas mal d'argent à se faire. J'ai juste, de mon côté, des frais supplémentaires. C'est qu'il va falloir se trimballer la carcasse, la protéger du soleil et des nuisibles... j'ai des faux frais, moi."

Alphonse dit tout cela, l'air profondément peiné. Ce qu'il n'était sûrement pas, pour qui le connaissait.

"Donc voilà ce que je te propose. Tu me files un petit coup de main, histoire d'assurer le boulot, quoi, et pour que mon chien soit pas blessé. Regarde-le, pauvre bête."

Angelo était toujours près du sol, levant ses grands yeux cernés en direction de son maître, comprenant qu'on parlait de lui. Sa queue se mit à battre mollement, pas bien gaillarde.

"Et en échange, on partage équitablement et à hauteur de nos investissements respectifs le pactole. Un petit soixante-dix / trente, me semble tout ce qu'il y a de plus correct. On part là-dessus ?"

Et déjà, Alphonse lui tendait la main, avec un grand sourire, attendant de la jeune femme qu'elle lui la serre.