Rencontre fortuite (ft. Vaast)

Cette fois, on y était.

Vaast s’était levé à l’aube comme à son habitude. Il avait procédé à son entraînement, s’était lavé, mais il n’avait pas pu avaler quoi que ce soit d’autre qu’un thé au lait. Tant pis. Il arriverait bien à manger quelque chose au déjeuner, même si pour l’instant penser à de la nourriture lui soulevait le cœur.

Il se concentra plutôt sur son objectif de la journée : parler à Juliette. Elle lui avait proposé de se retrouver pour aller ensemble à l’office pour discuter de vive voix de ce qu’avait donné l’arrivée de Cerys. Il était déterminé à en profiter pour exiger des explications sur son comportement de ces derniers mois, même si à vrai dire il ignorait encore comment il allait s’y prendre. Alix n’avait cessé de lui recommander la gentillesse.

Alors quand Vaast mit le pied dehors et se retrouva face à Juliette, il s’efforça de lui sourire.

-Le bonjour, frère Vaast. Je ne suis pas là trop tôt, j’espère ?

-Vous êtes pile à l’heure, sœur Juliette.

Il se retourna le temps de fermer sa porte, puis prit le chemin de l’église avec sa supérieure. Cette dernière était vêtue d’une robe grise et avait laissé ses cheveux frisés libres.

-Alors… commença-t-il deux rues plus loin.

Mais Juliette l’interrompit aussitôt en faisant un grand signe à une femme un peu plus loin.

-Niusha ! Oh, vous vous rendez à l’église ? Je vous en prie, venez avec nous !

Vaast cilla et détailla la femme du coin de l’œil. Une tenue aux plis encore marqués, comme si elle était neuve ou était restée trop longtemps dans un placard. Une cicatrice au visage. Un chignon soigné. Un œil noisette et l’autre pâle. Etait-elle borgne ?

-Frère Vaast, reprit Juliette, permettez-moi de vous présenter Niusha. Elle a repris la taverne du Denier de San-Matheus voilà peu et est pour ainsi dire nouvelle venue en ville. Et Niusha, voici Vaast, un des membres de mon équipe.

L’inquisiteur toucha son chapeau et inclina la tête.

-Enchanté, Niusha.

Il était agacé de n’avoir même pas pu adresser une phrase à Juliette, mais inutile de paraître bougon. Connaître la tenancière de la taverne du Denier ne pouvait qu’être utile.

-Eh bien, nous irons tous les trois ! lança Juliette en reprenant la marche. Venez, j’aimerais avoir une bonne place.

L’église de San-Matheus commençait en effet à devenir étroite pour pouvoir accueillir tout le monde. Par chance, elle proposait de nombreux offices, si bien que les citoyens de San-Matheus avaient le choix et ne se pressaient pas tous à la même heure entre les murs de l’édifice. Vaast avait néanmoins hâte que la cathédrale soit construite - surtout quand un homme pressé lui marcha sur le pied pour pouvoir s’asseoir au premier rang. L’inquisiteur fusilla le malotrus du regard mais garda son commentaire pour lui.

Il faisait beau, ce matin, et la lumière qui se déversait par les vitraux colorait le sol de pierre. Les histoires des saints et les enseignements de Saint Matheus étaient partout : sur les vitraux, dans les statues, sur les tableaux accrochés aux murs. Vaast vit un parent se servir d’une statue pour raconter à son enfant la légende de sainte Eulogia, mais tout le monde n’était pas aussi pressé de parler Histoire et religion. Nombre de personnes profitaient plutôt du début de l’office pour bavarder à mi-voix de tout et n’importe quoi. On se saluait, on se demandait des nouvelles, on partageait les dernières rumeurs.

Juliette s’assit en mettant Niusha entre elle et Vaast. L’inquisiteur lui lança un regard confus. A quoi bon lui proposer d’aller à l’office ensemble si c’était pour s’arranger pour ne pas pouvoir parler ? Voulait-elle plutôt lui parler après ?

Il poussa un soupir audible et se tourna vers la tavernière.

-Vous êtes donc de la Garde ? Comment trouvez-vous San-Matheus ?

Ah, c’est bien ce qu’il pensait. Elle ne venait pas de Thélème. Alors pourquoi venait-elle à l’église ? Etait-elle croyante ? Avait-elle demandé à travailler à San-Matheus pour cette raison ?

Vaast prit soin de conserver une expression neutre quand elle se mit à l’interroger à son tour. Elle n’y allait pas par quatre chemins ! Il n’aurait su dire s’il était plus agacé ou amusé par sa curiosité.

-Non. Je viens de l’Ordo Luminis.

Il tourna la tête pour voir la réaction de l’aubergiste. Partir de l’inquisition était rare. C’était censé être une vocation à vie, mais quelqu’un d’étranger à Thélème ne le saurait sans doute pas. Peut-être songerait-elle qu’il avait tout simplement quitté un travail pour un autre.

Ou peut-être qu’elle ferait la grimace. L’inquisition s’était fait une réputation solide aux quatre coins de Gacane.

-C’est un endroit intéressant. Comment pourrait-il ne pas l’être ? San-Matheus est notre chance de découvrir le dernier voyage de notre prophète. Si un changement doit advenir à Thélème, il viendra d’ici. Ce n’est pas pour rien que la Confrérie de l’Aube a voulu s’y installer.

Juliette lui jeta un coup d’oeil qu’il ne sut comment interpréter. Pensait-elle qu’il parlait une langue incompréhensible pour une nouvelle arrivante ?

Deux prêtres étaient en train de préparer l’autel. La messe n’allait pas tarder à commencer.

Bon, elle ne débutait visiblement pas complètement.

-Si. Ça l'est.

Il n'élabora pas. De toute façon, même quelqu'un qui aurait réellement quitté l'Ordo Luminis n'aurait pas eu envie de raconter toute l'histoire entre le fromage et le dessert. Ou, en l'occurrence, juste avant la messe, au milieu d'une foule.

Les excuses de l'aubergiste le radoucirent un peu. Il tourna la tête pour la regarder. Peut-être avait-elle combattu, elle aussi. Bien sûr, son œil pouvait avoir été abîmé dans un accident, mais elle venait de la Garde du Denier.

-L'ignorance n'est pas un péché.

Juliette soupira audiblement et lança à mi-voix :

-Ce que veut dire frère Vaast, c'est que vous n'avez rien dit de mal et qu'il est bon que vous puissiez connaître la vérité sur Saint Matheus. N'hésitez pas si vous avez des questions. C'est son travail de missionnaire d'y répondre.

Sa voix recelait un mélange d'exaspération et d'amusement. Vaast fronça le nez en réponse et l'ignora pour répondre à ce que Niusha venait de dire.

-Je suppose que oui, en effet. Les mois à venir promettent d'être… intéressants.

Elle devait en entendre des choses, et l'inquisiteur se retint de l'interroger. Ce n'était pas le moment de lui soutirer des ragots.

Un prêtre s'avança enfin et salua la foule. Avant qu'il ne puisse entamer véritablement la cérémonie néanmoins, un cri retentit soudain, juste derrière le trio.

-Au voleur !

Vaast fit volte-face. Une silhouette dégingandée, peut-être un adolescent, prenait la fuite à toute vitesse vers la sortie. Une vague de protestations s'éleva aussitôt. Entrer dans une église pour y voler, et pendant l'office en plus ! Certains n'avaient vraiment honte de rien ! Par le Lumineux, c'était tout simplement scandaleux !

-J'y vais, lança simplement l'inquisiteur d'une voix forte.

Il jeta un coup d’œil à Niusha. Être de deux ne serait pas de trop sur ce coup-là - ils pourraient couvrir plus de terrain et coincer le voleur. Au pire, elle refuserait…

-Avec moi, ajouta-t-il du même ton autoritaire.

Sans plus attendre, il se rua à son tour vers la sortie. Une poignée de secondes s'était écoulée seulement, mais c'était suffisant pour que le voleur ne soit plus dans l'édifice.

Niusha avait visiblement eu le même réflexe que lui : elle était debout avant même qu'il ne lui parle, ce que Vaast apprécia. Une personne réactive était une personne utile !

Et elle était rapide, avec ça. Vaast dut accélérer pour se maintenir à son rythme. Il enfila ses anneaux tout en fouillant la rue des yeux. Il priait pour ne pas avoir à s'en servir.

Deux. Évidemment. L'inquisiteur répondit par un grognement. Niusha prit le parti de poursuivre celui qui avait le butin ; lui en revanche continua de poursuivre le premier voleur. Le gamin s'engouffra dans une rue parallèle et eut un hoquet en s’apercevant qu'il était toujours suivi.

Tant pis pour ses scrupules. L'adolescent avait l'air d'avoir entre seize et dix-neuf ans ; Vaast se doutait qu'il serait plus agile que lui. Il n'allait pas le courser dans toute la ville. Prenant soin de viser une jambe, il s'arrêta et lança un projectile d'ombre.

La luminosité dans la rue parut être absorbée par le sort, et l'endroit s'assombrit momentanément alors que le projectile, semblable à une ombre, fendait les airs. Il atteignit sa cible en moins d'une seconde.

Le cri de douleur de l'adolescent fit serrer les dents à Vaast, mais il n'allait pas le laisser filer pour autant. Maintenant qu'il était à terre, le rattraper avant qu'il ne reprenne ses esprits fut facile.

Il avait pris soin de ne pas mettre trop de force dans le sort mais l'adolescent tenta quand même de lui cracher au visage.

-Tu veux vraiment que ça se passe comme ça ? grogna Vaast.

Il retourna l'adolescent sur le sol et lui fit une clé de bras.

Il avait le choix. Techniquement, il pouvait le remettre entre les mains de l'inquisition et s'en laver les mains. Le vol ayant eu lieu dans un édifice sacré, la population n'aurait rien à y redire, mais il savait bien qu'elle y redirait quand même. Mettre un simple tire-laine aussi jeune entre les mains des inquisiteurs, c'était au mieux peu indulgent, au pire cruel.

Il pouvait aussi le remettre à la Garde. C'était plus adapté. Il écoperait peut-être de quelques jours de prison, mais pour se retrouver à voler à cet âge-là c'est qu'il savait ce qu'il risquait.

Ou il pouvait essayer de lui tirer des informations seul. Bon. Il n'avait rien à perdre.

-Où est-ce que tu devais retrouver ton ami ?

-Tu peux courir pour que je te le dise ! siffla l'adolescent.

Vaast détecta un trémolo de terreur dans sa voix et opta pour une autre approche.

-Tu crois qu'il vaut mieux pour vous que l'inquisition s'en mêle, peut-être ? Après que vous ayez volé dans une église, elle serait ravie de s'intéresser à votre cas. C'était tout sauf malin.

Le souffle du voleur s'accéléra.

-Non, non ! Faites pas ça ! Lâchez-moi !

-Donne-moi l'adresse et j'oublierai que tu as volé dans une église. Je te donne dix secondes, ensuite je te traîne au quartier-général de l'Ordo Luminis.

Il avait pris son ton le plus glacial, escomptant que sa stature l'aiderait à être convaincant dans son bluff. Par chance, il fonctionna.

-Ça va ! On… On devait se retrouver près du port, dans un entrepôt vide ! C'était juste une fois !

Mais bien sûr, songea Vaast. Il se redressa et releva dans le même mouvement l'adolescent. Il le força à marcher devant lui jusqu'à tomber sur un Garde en patrouille plus loin. Avec un peu de chance, il retrouverait Niusha à l'adresse obtenue.

-Ce jeune homme a commis un vol à l'église. Je l'ai arrêté mais il avait un complice. Gardez-le moi au frais.

-Monsieur, lança le Garde en attrapant le bras du tire-laine, vous devriez laisser faire la patrouille !

Vaast ne répondit pas ; il se remit à courir.