A la défaveur d'un clan, un espoir d'amitié [PV Brid]

"Cerys, ton maitre nous a dit que tu es encore moins présente pour le clan que... que d'habitude. Que tu vagabondes énormément près des villages des renaigse"

Alani dévisage sa fille en se tordant les mains avec inquiétude. Elle a profité que Nolhan ne soit pas là pour aborder ce sujet, autrement la conversation aurait tourné au carnage. Déjà qu'elle n'est pas sûre de l'issu.

"Eochaid a raison, maman. Je cultive mon savoir sur les étrangers."

La mère se couvre la bouche en poussant un petit cri surpris. Cerys relève les yeux de son plan de travail, s'assurant que sa génitrice ne soit pas sur le point de rejoindre En on míl frichtimen. Puis, elle repose son regard sur les plantes qu'elle trie. Un froncement de sourcil obscurcit son visage déjà irrité par la conversation. Il lui manque des fleurs de bourrache pour préparer sa décoction. Il n'y en a pas, dans les marais.

"... et je... Cerys, tu m'écoutes ?
- Non. Tu as l'air obstiné à vouloir me faire la morale comme à un enfant, ça ne m'intéresse pas."

La jeune femme se lève en regroupant les végétaux, qu'elle range ensuite dans sa besace. Les mots que prononcent sa mère la figent sur place :

"Tu es encore sous la tutelle d'un maitre, Cerys. Tu n'es pas une adulte."

Alani semble torturée de devoir sortir une telle déclaration à sa fille. Et pourtant, elle s'est faite violence ; elle ne supporte plus les regards des  habitants, elle n'en peut plus de savoir que son unique enfant fait son possible pour devenir une paria. Lorsque Cerys abat son poing sur la table, la mère sursaute puis se recroqueville sur elle-même, le visage bouleversé.

"Le seul responsable de cette situation, c'est Eochaid ! Je devrai être doneigad depuis des mois et il ne fait rien ! Je n'ai plus rien à lui prouver !"

Les larmes de frustration dévalent sur les joues de la brune. Elle les essuient rageusement en s'enfuyant hors de la maison. Fusillant du regard quiconque la regarde de trop près, Cerys sort du village d'un pas furieux, comme souvent ces derniers temps. Elle n'en peut plus, elle est trop à l'étroit à Vigsoneigad. Il lui faut de la nouveauté, de l'exotisme.

Incapable de retrouver son calme, elle marche sans but précis. Une part de son esprit lui rappelle qu'il lui faut une plante. Mais, elle n'a pas la tête à chercher ou même trouver quelqu'un qui pourrait l'aider. Alors, elle marche. Mettant de la distance avec son clan. Elle s'en veut de faire souffrir sa mère. Et elle lui en veut de prêter attention aux ragots qui circulent de plus en plus sur elle au sein du village. Si rien n'est fait, la rumeur comme quoi elle est incapable de passer doneigad va arriver aux oreilles des autres clans.

Cerys traverse plusieurs ponts sans même s'en rendre compte. Elle pense à Ellis, ce chasseur qui manie si bien les mots. Bien mieux qu'elle, ça c'est sur. Il doit être capable d'obtenir tout ce qu'il veut. Bon, peut être pas puisqu'il y a toujours les querelles à cause des étrangers. Mais avec une telle façon de s'exprimer, ses intentions sont claires et on a envie d'y adhérer. En tout cas, c'est le ressenti de Cerys par rapport à son expérience avec lui.

En relevant les yeux, elle réalise qu'elle a marché plus longtemps qu'elle ne le croyait. Elle reconnait les paysages de Wenshaveye. Hors de question de s'approcher de ce clan plein de doneigada, ce rêve qu'elle n'arrive pas à atteindre. Elle poursuit sa route mais un bruit la fait s'arrêter, sur ses gardes. Elle ne bouge plus, regardant à droite et à gauche.

Brid connaissait bien Wenshaganaw parce qu’il y poussait les plantes les moins intéressantes du monde… Et les plus nécessaires. Ce n’était pas une chasse à travers les bois serrés des hauteurs pour trouver un lichen rare, ou une épreuve de patience à attendre qu’un champignon dans une grotte de la côte veuille bien cracher ses spores, quand le temps serait propice. Mais c’était utile. Et c’est ce qui comptait.

Il n’y avait pas eu grand-chose pour distraire Brid aujourd’hui et ses sacs étaient presque pleins. L’été arrivait, Brid aimait moins cette saison car on s’y découvrait davantage. Rien n’avait poussé sur son torse entre temps, aimait-elle à plaisanter. Le printemps n’avait été clément. Au moins, cela ne lui provoquait plus aucune angoisse. Une simple nostalgie qui planait dans l’air, comme un ballet d’insectes paresseux que Brid observait alors qu’elle finissait son repas qui consistait en plusieurs fruits qu’elle avait cueilli sur sa route. La saison était propice, il fallait en profiter. C’était la plus active pour Brid, l’été donnait – littéralement – ses fruits sur une période courte et la course aux réserves pour l’hiver était lancée.

La cueilleuse se lava les mains dans un ruisseau proche puis elle reprit la route. Elle avait du temps alors elle entreprit de se diriger vers les marais. Voilà un lieu qui lui était moins familier et pourtant elle y sentait un lien profond au Dieu aux milles visages. Elle connaissait l’emplacement d’un cercle de lien et avait toute l’intention d’aller y méditer, contre les pierres chauffées par le soleil.

Cependant, alors qu’elle se trouvait à la jointure où la forêt se faisait plus éparse et le bas marécage commençait, une silhouette solitaire accrocha son regard. Brid la connaissait, elle la connaissait à cause de sa peau de loup et de ses petits bois qui rendaient son profil difficile à oublier. Elle était l’apprentie… D’Eochaid. Brid n’avait pas une affection particulière pour ce doneigad là, mais elle le respectait, et c’était bien suffisant. Elle aimait le visiter fut un temps mais ces dernières années, Brid ressentait dans sa demeure une tension qui la mettait sur ses gardes. Elle n’avait rien à dire sur la façon de se comporter d’un doneigad, ni sur à quel point il choisissait d’être strict… On lui avait accordé une tête, cela dit, et une tête pleine d’idées avec ça. Elle avait donc tout le loisir d’en penser ce qu’elle voulait. Et, souvent, les doneigada, malgré la dévotion de Brid envers eux, la renvoyaient dos à dos avec le temps qui passait et les promesses que Ceri n’avaient jamais rempli.

Brid s’approcha de la silhouette. Elle n’était plus certaine de son prénom.

- Oy !

La cueilleuse se glissa auprès de l’apprentie, vive comme le courant, et l’observa par en dessous. Elle avait l’air contrariée.

- Tu es loin de chez toi.

La remarque était dénuée de jugement. Elle lui tendit un fruit bien mûr, sucré. Si son cœur était troublé, le Dieu aux mille visages en prendrait probablement soin. Brid, elle, pouvait s’occuper de son estomac. Selon elle, il y avait peu de choses qui ne se réglaient pas en étant bien nourri et bien au sec.

Le bruit entendu se révèle provenir d'une femme qui n'est pas étrangère à Cerys. Si sa mémoire est bonne, elle est déjà venue voir Eochaid pour... Cerys ne s'en souvient plus vraiment, n'ayant jamais fait trop attention. A l'époque, elle était tellement concentrée sur son apprentissage pour apprendre le plus vite possible, elle ne s'intéressait pas aux rencontres de son maitre.

"Oy. Oui, j'avais besoin de distance."

Elle la regarde un instant, cherchant au plus profond de ses souvenirs pour mettre un nom sur ce visage. Elle fronce les sourcils puis son expression s'attriste. Elle n'est même pas fichue de se souvenir d'un prénom.

"Excuses moi, je sais qu'on se connait mais je ne sais plus comment tu t'appelles."

Pourtant, la cueilleuse lui offre un fruit. Un geste tout simple, presque amical, c'est l'acte le plus gentil qu'elle ait reçu depuis longtemps. Les larmes aux yeux, elle accepte le cadeau en l'engloutissant aussi sec.

"Merci, c'est..."

Cerys déglutit, sans finir sa phrase. Mais à la place, elle offre à la femme un grand sourire reconnaissant. Elle avise les sacs remplis et demande :

"La saison a bien commencé ? La nature est généreuse ?"

Brid inclina légèrement la tête sur le côté en inspectant le visage de l’apprentie. Selon toute vraisemblance, elle avait pleuré. Elle devait déjà se sentir en position de faiblesse, il n’y avait aucun honneur à déranger une femme qui était déjà à terre… Aucun amusement non plus, ce qui était la principale motivation de Brid la plupart du temps.

- Moi non plus.

La rassure Brid de son ton tranquille.

- Je suis Brid.

Fille de personne, fille de nulle part. Le fait qu’elle n’évoque jamais sa lignée maternelle en disait généralement assez sans qu’elle ait besoin de l’épeller : elle ne connaissait pas ses parents, elle ne se revendiquait que de son clan.

Voyant que l’apprentie dévorait le fruit avec autant d’empressement, Brid songea qu’elle devait avoir faim. Ce devait sûrement être cela, et un estomac dérangé n’aidait jamais à être de bonne humeur. Elle portait une sacoche sur le dos, faite d’osier tressé, elle-même séparée en compartiments grâce à des poches de tissus. Il était difficile d’indiquer à la jeune femme aux bois de cerf de se resservir sans lui mettre un coup de sac. Brid s’abstint.

- Oui. Celui aux mille visages a accordé un été clément : même les étrangers tombent des arbres maintenant.

Un sourire en coin aux lèvres, Brid avisa le ciel pour observer le chemin que prenaient les oiseaux. L’apprentie devait savoir, les gens aux tenues rouges, rouges comme la chair d’une courge gâtée, étaient nombreux à s’aventurer dans les parages du village du vieux sage. Brid n’était pas habituée à eux, ils venaient rarement parmi son clan. Elle se demandait pourquoi ils prenaient toute cette peine de monter dans le marais… Après tout, ce n’était pas pratique, surtout pas à cause de la façon dont ils s’habillaient.

Elle espérait faire au moins sourire l’apprentie. Mais peut-être pas, peut-être qu’elle serait toute froide et solennelle. Ses frères et sœurs le devenaient trop au sujet des étrangers, comme s’ils avaient en eux toutes les calamités ou tous les bienfaits de la terre. On invoquait certains aspects du Dieu au mille visages avec moins de soin que l’on voulait bien prononcer le nom des étrangers, comme s’ils étaient autre chose que chair et sang bardée de métal.

- Je partais au marais. Comment se porte-t-il ?

Interrogea Brid en retour.

- Y meurt-on de faim ?

Elle ajouta, taquine, sans se départir de son sourire, ni de son ton, toujours calme. Elle lança un second fruit à la jeune femme.

"Moi non plus."

Est-ce qu'elle détourne la vérité pour lui éviter une situation gênante ou est-ce la vérité, Cerys s'en souci comme d'une guigne ; elle préfère saisir cette opportunité de repartir sur de bonnes bases.

"je suis Cerys, fille de Alani, fille de Breena, répond-t-elle alors après que son ainée se soit présentée.

Le fait qu'elle ne fasse pas mention de sa lignée ravive quelque peu la mémoire de la jeune femme. Elle a souvenir d'une histoire comme quoi un enfant avait été trouvé, sans parents ni quelconque appartenance à un clan. Ca s'est passé bien avant la naissance de la jeune apprentie mais ses parents lui en avaient parlé, une fois où Brid était venue voir son maitre. Ca avait fait sacrément jaser, à l'époque.

L'émotion suite au don du fruit passée, Cerys reprend contenance. Pour autant, elle n'arbore pas son air un peu suffisant qu'elle a habituellement avec ses compatriotes. La cueilleuse lui fait grâce de la moindre remarque et lui offre même à manger, la moindre des choses est de lui témoigner du respect.

"Oui. Celui aux mille visages a accordé un été clément : même les étrangers tombent des arbres maintenant."

La déclaration arrache un sourire à Cerys. C'est très vrai dans son cas, avec tous les renaigse qu'elle a rencontré depuis l'hiver. Des rencontres parfois...particulières. En fait, à chaque fois. Mais qui permet à Cerys de se faire une image plus précise à chaque fois de ces hommes et femmes, et de leurs mœurs parfois incompréhensibles. Est-ce que Brid en a vu aussi, pour dire ça ?

La femme parle du marais, faisant rougir Cerys sur sa question rhétorique. Elle attrape le fruit mais ne le mange pas de suite, cette fois. Elle se comporte comme une enfant, normal que Eochaid ne veuille pas en faire une adulte.

"Le marais se porte à merveille. Les animaux ont mis bas et la flore locale s'épanouit toujours à très bien Il y a ce qu'il faut pour qui sait chercher et trouver."

La voglendaig regarde à l'horizon, pou continuer à parler :

"Je suis partie précipitamment, sans vérifier correctement mon sac. Merci de ton aide.

Ta présence a chassé mes nuages noires. Pour l'instant.

Cerys. C’était donc cela. Son nom ressemblait beaucoup à Ceri, Brid s’étonnait d’avoir oublié, ou peut-être était-ce l’exacte raison : c’était un patronyme commun au sein de leur peuple. Brid choisit d’y voir un bon présage.

Brid observa Cerys se remettre d’aplomb après sa plaisanterie et lui offrit un gentil sourire, quoi qu’un peu effronté. Elle ne tenait pas à la fâcher, simplement à la débrider. Les yeux de la cueilleuse vagabondent jusque vers les pentes enherbées qui, plus loin elle le sait, finissent par ouvrir sur le marais. Elle inspira un grand coup. Béni soit l’aspect du marais, béni soit le Celui aux mille visages, porteur de vie et de mort. Elle ne ressentait guère le besoin de le dire à haute voix, elle songeait que Cerys partageait déjà le sentiment. Inutile de crier les grâces de leur dieu, sa dévotion se passait de mots. Brid avait toujours été convaincue qu’il préférait les actes.

- C’est bien.

Répondit Brid avant de s’étirer.

- Tu sais où chercher ? Parce que je veux trouver.

Il semblait à Brid que Cerys était tout à fait compétente et voilà ; les actes. Mieux valait lui donner autre chose à penser que son chagrin, une tâche pour un fruit. Cependant, Brid s’inquiétait de la précipitation de l’apprentie, à partir si vite, à ne pas regarder où elle allait, les yeux visiblement voilés par les larmes, elle aurait pu se blesser.

- Te rendais-tu à Wenshaveye ? Qu’est ce qui a lancé tes pieds dans les bois ?

Comme la question pouvait appeler à une autre, Brid y répondit, pas gênée.

- J’ai fini mon travail alors je batifole. Je veux m’amuser, aujourd’hui. Je crois que c’est une bonne journée pour ça. Le soleil me l’a dit.

Un sourire narquois ourla le coin des lèvres de la cueilleuse, rehaussant les pommettes acérées qui flanquaient son visage de lutin. C’était une petite confession, un bon Natif travaillait du matin au soir. Brid avait passé l’âge. Elle connaissait les jours pleins et ceux qui appelaient à la contemplation. Elle errait souvent, parce qu’aucun chemin ne devait échapper à sa curiosité, et si les oiseaux avaient un trop joli chant, que la pluie sentait trop bon, alors Brid avait toutes les difficultés du monde à résister à l’appel. Elle éprouvait cette sensation, que le bois bruissait, que les vagues chuchotaient, que l’île l’appelait. D’autres jours elle était sage, sage comme un enfant qui sait qu’il va bientôt obtenir sa récompense s’il se montrait suffisamment contrit. Aujourd’hui…

Brid mordit à pleines dents dans un des fruits. Aujourd’hui n’était pas un jour pour être sage.

"Tu sais où chercher ? Parce que je veux trouver."

Cerys esquisse une sourire espiègle.

"Les plantes des marais n'ont aucun secret, pour moi."

Et même les animaux, d'ailleurs. Mais, il semblait évident pour la jeune femme qu'une cueilleuse recherche en priorité des végétaux comestibles. Pour la viande, il y a les chasseurs. On ne passe pas sa vie à observer la nature, ses parents et son maitre sans rien apprendre. Et même si elle est jugée comme une enfant, il n'en reste pas moins qu'elle a été une apprentie sérieuse et studieuse. Dommage que ça ne suffise pas. Son sourire se fige. Inutile de ressasser, surtout devant quelqu'un. Un peu de fierté !

"Je cherche. Il me faut des feuilles de bourrache pour essayer une nouvelle décoction. J'ai entendu dire que c'est près de Wenshaveye qu'on en trouve beaucoup. Et toi ?"

La réponse manque de faire s'assoir Cerys ! Elle "batifole" ? Sans rien faire ? La jeune femme a bien du mal à ne pas écarquiller les yeux devant une telle révélation. Avouer sans détour à un natif qu'il préfère glander plutôt que travailler dur, c'est tendre le bâton pour se faire battre. Et pourtant, Cerys part dans un rire joyeux, sincèrement ravie par ce qu'elle vient d'entendre.

"Tu as raison, Brid. Aujourd'hui n'est pas une journée pour être triste."

Suivant l'exemple de son ainée, la voglendaig croque son fruit. Avec un soupir, elle lance son sac par terre et ne tarde pas le rejoindre. Ainsi couchée, les yeux plissés tournés vers le ciel, elle demande :

"Tu n'as pas peur de ce qu'on peut dire sur toi ?"

- Tu aurais à m’apprendre, alors.

Remarqua Brid sans honte. Et c’était mutuel, car à la prochaine réplique de Cerys, Brid releva le nez pour observer la région aux cent ruisseaux, en contre bas.

- Je connais des endroits.

Elle dit simplement, laconique. C’était peu de le dire, et cela dépendait de l’humeur et du poids du travail ce jour-là. Certains matins, elle aimait faire de l’exercice, aller haut et loin pour ramasser même des essences communes. D’autres, les lieux les plus faciles d’accès lui convenaient même s’il y avait moins de choix. Quelqu’un était toujours venu avant pour prendre un meilleur brin.

Puisqu’elle venait de lui apprendre qu’elle ne faisait rien de particulier, Brid répondit à la question de Cerys par un sourire en coin et accueillit son rire du sien. Il était agréable de ne pas se prendre au sérieux du tout, parfois, surtout pas face à une jeune femme qui n’avait probablement aucune envie qu’on lui fasse une énième leçon.

- Je veux apprendre ce qui est empoisonné, au marais. Je distingue mal les baies les unes des autres. Je veux les connaître. Je veux voir le grand arbre dans le marais. Je veux voir les arbres mous.

Ces spécimens aux racines visibles ont une écorce qu’on peut mâcher et qui fait un miracle contre la fièvre, mais il faut effectivement s’enfoncer profondément dans le marais.

- Je veux apprendre à bien prendre un serpent par le crâne. J’ai ma lance mais je suis fatiguée de les tuer. Je veux les envoyer ailleurs.

Enumère Brid, toutes les idées qui lui planent dans l’esprit pour le moment. A la question de Cerys, elle hausse lentement les épaules.

- Peur ? As-tu peur ?

Voilà un mot qui prenait beaucoup de place pour Brid. Elle avait peur de nombreuses choses, mais pas de mots.

- Mon clan a besoin de moi comme j’ai besoin d’eux. Ils peuvent penser. J’agis.

Elle reprit une croque dans son fruit.

- Parfois, le clan rejette l’enfant. L’enfant ne devrait pas rejeter le clan. L’enfant devrait lui devenir indispensable. Ils regretteront.

Ou tout du moins était-ce le plan. Brid s’essuya les lèvres. Ils étaient lents à changer d’avis… Mais elle ne cherchait guère d’excuses. Le fait qu’on vienne à présent chercher son conseil ou ses services lui suffisait amplement.

Brid ignorait, en vérité, s’ils éprouvaient le moindre regret, mais elle savait qu’elle se satisfaisait de penser que oui, et c’était bien tout ce qui lui importait. Elle ne pouvait passer une vie à se soucier de tout ce qui se tramait dans la tête de tout ceux qui l’entouraient. Il y avait trop de choses, et une seule petite Brid… Ses ambitions étaient ailleurs. Peut-être que si elle les embrassait pleinement, à ce moment-là, oui, ils éprouveraient quelque chose comme du regret.

Etait-ce une ambition très saine à placer dans le cœur de Cerys ? Peut-être pas, admit Brid en pensée. Mais faire en dépit de au lieu de pour était parfois une bonne motivation. Ce ne devait pas être une fin, voilà tout. C’était le genre de rage qui était courte, intense, et trop longtemps nourrie, laissait désorienté comme un animal en cage. Mais cela valait mieux que d’abandonner. Tout, oui, valait mieux que cela.

Brid, fille de personne, le savait mieux que quiconque. Abandonner, cela signifiait s’attirer l’opprobre d’un clan, et personne ne voulait finir exilé.

"Je veux apprendre ce qui est empoisonné, au marais. Je distingue mal les baies les unes des autres. Je veux les connaître. Je veux voir le grand arbre dans le marais. Je veux voir les arbres mous. Je veux apprendre à bien prendre un serpent par le crâne. J’ai ma lance mais je suis fatiguée de les tuer. Je veux les envoyer ailleurs."

Cerys hoche la tête, l'air sérieux. Tout cela, elle le sait, elle l'a appris avec Eochaid. Ca fait partie des moments qu'elle chérie le plus : quand ils allaient dans le marais, qu'il lui montrait telle plante, tel arbre, tel animal. Avec à chaque fois une pléthore  d'informations. Mais toujours raconté sous forme d'anecdotes, faciles à comprendre pour une enfant.

"Je peux t'enseigner, oui. Il y a beaucoup à apprendre."

Lorsque Brid lui demande si elle a peur, La jeune voglendaig secoue négativement la tête. Peur de rester une enfant toute sa vie ? Une solution finira bien par apparaitre, il n'est pas possible que son maitre la laisse apprentie. Elle n'a pas peur de l'exil non plus. Peut être est-elle en voie de devenir une paria, elle n'a rien fait qui mérite le bannissement pour autant. Chaque personne nécessitant des soins de sa part les ont reçus.

Cerys se met en position assise, les genoux sous le menton, les bras entourant les jambes. Ce que dit la cueilleuse l'interpelle.

"Le clan rejette beaucoup de choses."

L'enfant différent, la personne différente, les cultures différentes. A juste titre ? Comment savoir ? Les natifs sont guidés par des croyances et des mythes datant de si loin que les descendants des descendants des protagonistes de ces histoires sont morts depuis longtemps. Enfermés dans le passé, ils craignent le changement encore plus que la maladie.

"Je ne veux pas être seule. Mais, mon village me fatigue. Alors, c'est moi qui part. Je trouve le réconfort à discuter avec des renaigse."

C'est la première fois que la brune se confit ainsi à un natif depuis... depuis toujours, en fait. Elle déglutit, ne sachant pas si elle se sent plus légère d'avoir dit ce qu'elle avait sur le coeur -en partie- ou si elle regrette. Les regrets ne servent qu'à nous pourrir de l'intérieur. Les regrets corrompent les esprits jusqu'à nous faire devenir fous. La pauvre Lugda a fait les frais de ses regrets.

Alors, au lieu de regretter, Cerys lève la tête pour affronter le regard de sa compatriote.

- As-tu déjà vu l’arbre au centre du marais ?

S’enquit Brid, incapable de repousser sa curiosité plus longtemps. Elle n’avait entendu que des légendes à son sujet, mais toutes lui donnaient envie de pousser un jour ses pas plus loin, jusqu’à pouvoir toucher l’écorce de l’arbre mi-mort, mi-vif… Un aspect du dieu aux mille visages devait dormir quelque part entre ses racines, peut-être entre ses branches.
Cerys nia avoir peur, mais insista que le clan rejetait beaucoup de choses – elle, peut-être ? Elle, probablement. Brid la contempla avec commisération avant de se relever. Elle passa ses mains dans le ruisseau proche pour les débarrasser du jus sucré du fruit.

- Les étrangers sont une bonne source de distraction.

Approuva Brid. De distraction, disait-elle, et rien d’autre. Pourtant, Cerys mettait presque sur un pied d’égalité le clan et ces gens venus des mers. Brid n’avait rien contre l’idée de s’en faire des connaissances, des amis peut-être, mais elle peinait à les imaginer comme une alternative à ses frères et sœurs de clan. Ce n’était pas qu’elle était particulièrement proche d’eux, c’est qu’ils lui tenaient chaud l’hiver, et qu’elle les nourrissait lorsque la neige engourdissait l’île. C’est qu’il chassait et tuait pour elle, ils apaisaient ses maux.

- C’est ton clan, le fautif ? Et les autres ?

Ne put s’empêcher de relever la cueilleuse. C’était tout de même un bond extrême, d’aller du clan aux étrangers quand tout un tas de nuances existait entre les deux ! Cependant, Cerys était jeune songea Brid en l’observant. Agir avec défiance était un trait de la jeunesse. Peut-être espérait-elle-même être remarquée, malgré toute son attitude bravache. Peut-être espérait-elle que plus la bêtise serait grosse, plus elle pourrait prendre une sorte de revanche sur ceux contre qui, semblait-il, elle éprouvait frustration, colère, peut-être rancœur.

Ou peut-être était-ce encore plus simple que cela : une adolescente fatiguée qui cherchait un frisson ailleurs, dans le nouveau, dans le plus attrayant. Brid avait assisté à des unions entre membres de clans différents pour cette seule raison.

Et, finalement, peut-être était-ce un peu de tout, peut-être rien de cela. Cerys était encore une énigme, et seule elle possédait la réponse.

Brid demande si la jeune femme a déjà vu le doyen de la forêt, le plus vénérable d'entre tous, le plus inaccessible. Le plus beau et majestueux. Le visage de Cerys s'illumine et elle hoche de la tête. Oh oui, elle l'a vu plus d'une fois. Le parcours pour l'atteindre est semé d'embuches, seuls les plus courageux et agiles peuvent avoir le plaisir de prier aux plus près de En on míl frichtimen. Rien que d'y penser, la brune se sent presque mélancolique, regrettant la douce quiétude qui l'enveloppe quand l'île tout entière semble faire qu'un avec son âme.

Un long soupir s'échappe du nez froncé de Cerys. Ce genre de soupir qui semble vider l'intégralité des poumons. Elle observe Brid se rincer les mains alors qu'elle-même tient encore la moitié de son fruit. Elle n'a plus faim mais le gaspillage n'est même envisageable. Elle finit sa bouchée et va rejoindre la cueilleuse au ruisseau. L'onde froide lui rafraichit les idées.

Prise d'une soudaine lubie, la voglendaig retire ses souliers de cuirs et plonge les pieds dans l'eau. Un frisson la parcourt, ses orteils se crispent mais pourtant, elle sourit.

"C’est ton clan, le fautif ? Et les autres ?"

Cerys hausse les épaules, les yeux rivés sur les galets qui sillonnent la rivière.

"Mon clan est fautif autant que je le suis. Il n'y a pas de fautif, juste des... hum, je dirais des différences d'entente."

La brune relève la tête pour croiser le regard de sa petite compagne, celle-ci qui a l'expression mutine et enfantine alors qu'elle est la plus âgée.

"Je me sens prête pour devenir doneigad, on me dit que non. Je ne sais pas comment prouver le contraire alors j'écoute ma curiosité. Je découvre les renaigse pour comprendre ce qu'ils peuvent apporter."

Cerys grimace ; elle ne veut pas que Brid pense avoir à faire avec une partisan de Odran. Elle tient particulièrement à sa neutralité qu'elle a réussi à conserver même dans des instants terribles.

Puisque Cerys plonge ses pieds dans l’eau jusqu’aux chevilles, Brid retire ses propres chaussures et l’imite. Après tout, ses chevilles sont gonflées par toute cette marche, et plus encore à l’idée de celle qui l’attend encore si elles décident de partir s’aventurer dans le marais. Un poisson leur file entre les orteils et Brid l’observe descendre le courant, avant que son regard ne se tourne vers l’amont, la direction approximative où le cours d’eau prend sa source. Descendre ce serait facile. Monter demanderait un tout autre travail, une perspective que Brid cherchait désespérément à obtenir sans pouvoir encore la saisir tout à fait.

Ce n’était pas grave, songea-t-elle, car elle avait encore du temps. Elle se l’était dit voilà dix ans et peu avait changé, mais cela elle n’aimait pas y réfléchir.

- Un clan qui rejette son enfant peut être rejeté en retour. Tu resteras la fille de ta mère même si un autre clan t’adopte.

C’était la coutume ancestrale et Brid la trouvait sage ; certes, le clan passait avant tout, et oui, les gens étaient probablement comparables à l’argile. Pourtant, certains ne pouvaient être façonnés, leurs âmes semblaient déjà avoir une forme, une forme qui allait mieux ailleurs. Elle s’ouvrit de cette réflexion à Cerys.

- Le dieu aux mille visages a une infinité d’aspects, et nos clans, aussi nombreux soient-ils, ne peuvent tous les incarner. Peut-être es-tu née pour être ailleurs.

La pensée attristait certains, mais pas Brid, car il était plus simple de prendre la décision de partir que d’espérer changer tout un clan.

Brid observa Cerys lorsqu’elle dit être prête pour devenir doneigad. Elle aurait trouvé cela enfantin de la part d’une autre, mais Cerys n’avait plus l’âge. Elle devait s’impatienter. Même si elle voulait partir, aucun clan ne voudrait d’elle car on croirait à un caprice puisqu’on lui refusait la fin de son apprentissage. Et si elle trouvait l’âme qui battait avec son cœur à l’unisson, elle peinerait à s’unir à elle officiellement, sans parler de la difficulté à ce que le clan lui laisse un logement à elle dans le village. Elle devait probablement vivre chez son maître ou ses parents.

- Quel âge as-tu ?

Demanda Brid malgré tout. Elle pouvait se tromper de quelques années, dans un sens ou dans l’autre, mais elle était certaine grâce à ses visites au village que Cerys avait atteint vingt hivers, au moins.

Ainsi, vissée en place, elle se tournait vers les étrangers. Brid fit claquer sa langue. Elle ne désapprouvait pas de l’acte d’aller les rencontrer, ni de la curiosité de Cerys, mais il était évident que si on avait accepté sa demande, la jeune femme n’aurait pas été si susceptible de les rencontrer. Il fallait qu’elle le fasse le cœur protégé, de l’avis de Brid. Elle n’était pas de celle à penser les étrangers mauvais par nature mais elle savait la fascination de la jeunesse, celle qui rendait la nouveauté attrayante entre tout, et les étrangers savaient singulièrement en jouer.

- Qu’as-tu découvert ?

La question était sincère. Brid s’interrogeait sur ce que Cerys avait pu voir qui l’avait rapprochée de son but. Peut-être rien. Peut-être serait-elle la prochaine Merryn. L’idée inquiétait Brid. Ce n’était ni sa sœur, de sang ou de clan, mais Brid connaissait l’errance, elle était une de ses intimes. Et ainsi le courant allait, et ainsi Brid s’inquiétait de ceux qui semblaient porter leur mal-être comme une peau mal nettoyée sur leurs épaules. Il les réchauffait et pourtant il était fait de choses mortes et pourrissantes.