[Mission] Comme un vent de révolte

J'étais amusée, la première fois. Gênée, la deuxième. Consternée, la suivante. Agacée. Enervée. Epuisée. Et puis, en en parlant avec d'autres, en écoutant, j'ai fini par comprendre. La menace derrière, le soutien des uns, la colère des autres. Les manifestations provoquées par ces affiches indécollables ont été nombreuses. Toutes ces voix qui ne demandent qu'à être entendues. J'ai un projet, des ambitions pour Hikmet. Il va me falloir de l'argent, des contacts, un bon réseau. Bien plus que tout ce que j'ai pu réussir à Sérène, sous la protection de Viviane. Cette fois-ci, je suis seule, et je pars à nouveau de zéro. Ou presque. Mais j'ai l'habitude.

Alors cette petite aventure, c'est parfait pour moi. De quoi gagner une jolie somme, de rencontrer des chercheurs talentueux - après tout, ils ont réussi à inventer une nouvelle colle, c'est ingénieux - et de m'attirer la sympathie de la Garde. Il se trouve que j'étais au bon endroit, au bon moment. La chance a une grande part dans le succès, ce n'est pas moi qui vais le nier. J'étais de passage au laboratoire quand j'ai entendu un garde annoncer tout haut qu'ils offraient une prime à quiconque s'occuperait de ce problème de colle. Je me suis rendue à la caserne pour écouter studieusement les informations qu'ils avaient, avec une autre femme qui semblait aussi intéressée par le dossier.

Mais par où commencer, maintenant ? Si leurs suspicions se portent sur Javed et ses acolytes, je ne vais tout de même pas aller frapper à sa porte et lui demander d'arrêter. Il faut être un peu plus fin que ça. Je détaille la jeune femme, elle sort tout juste de l'adolescence. En quoi peut-elle m'aider ? Je lui souris, lui tend ma main pour qu'elle la sert. Après tout, nous allons travailler sur le même dossier.

« Je ne crois pas que nous ayons eu l'occasion de nous présenter. Enchantée, je m'appelle Shayda. Je suis arrivée à Teer Fradee il y a peu. Je suis médecin. »

Elle n'a probablement pas encore entendu parler de moi. Ça viendra. Je remonte l'un de mes bracelet sur mon avant-bras tout en continuant à réfléchir.

« Cela fait longtemps que vous vivez à Hikmet ? Vous avez peut-être entendu des informations au sujet de cette colle, ou de ces dissidents ? Ce serait pratique de pouvoir leur parler directement, mais sans savoir de qui il s'agit, c'est un peu compliqué... Ou alors nous pourrions directement étudier la formule, ça nous donnerait probablement quelques indices... J'ai aussi une formation d'alchimiste. »

Bien qu'elle me serve surtout à préparer des remèdes communs, la majorité du temps, pas tellement à faire de la recherche sur ce genre de procédés complexes. Mais il en faut plus que ça pour que je m'avoue vaincue, il va bien falloir essayer... Je penche légèrement la tête sur le côté en observant mon vis-à-vis. Elle est jolie, discrète, douce. J'espère qu'elle sera utile. Ce serait plus pratique que de gérer cette affaire toute seule, après tout.

On étouffe dans cette ville. C’est un constat tout aussi simple que consternant. Lysha le voit bien même, elle-même commençant à se questionner sur les conséquences de cet enfermement. Au début, la jeune femme était plutôt soulagée de voir revenir ses amis et ravie de pouvoir passer du temps avec eux. Malheureusement, la solitude et l’enfermement finissent par peser. On se questionne. Jusqu’à quand cela va-t-il durer ? Quelles solutions résoudront ce problème sur le long terme ? L’herboriste, elle, se demande à quel moment son commerce va en pâtir. Une chance qu’elle possède une cour avec quelques plantes… Pour l’instant, ça suffira.

Dernièrement, elle s’est retrouvée avec un colocataire supplémentaire. Isa, qui n’en pouvait plus de la situation au laboratoire, vient désormais presque tous les jours travailler dans son arrière-salle. Lysha ne s’en plaint pas, au contraire elle apprécie la compagnie de son ami. Pour autant la situation l’inquiète. Fariz est aux abonnés absents, quant au reste du groupe de recherche, il semble que chacun se soit renfermé sur lui-même. Et voilà maintenant que certains bloquent l’accès au laboratoire et posent des affiches partout, créant encore plus de tension dans la ville. Un peu plus et tout va exploser, c’est certain.

« Non Lina, occupe-toi de tes affaires… » tente de se convaincre la jeune femme alors lorsque ses yeux se posent sur une énième affiche collée sur sa devanture avant de bruyamment soupirer.

Dilay l’avait déjà prévenu à ce sujet : A trop se mêler de ce qui ne la regarde pas, il va finir par lui arriver des bricoles. Oui, mais voilà, la jeune femme déteste rester les bras ballants lorsqu’une situation devient difficile. De plus, il ne s’agit que de simples revendications, d’autant plus venant de jeunes scientifiques et qui commencent à l’affecter elle aussi. Ce n’était pas comme si elle se jetait au milieu d’une fosse de natifs en colère, n’est-ce pas ? Aucun risque de se retrouver égorger à cause d’une parole malheureuse. En revanche, si elle pouvait savoir ce qu’ils ont utilisé pour cette colle tout terrain qu’elle-même n’arrive pas à retirer - pour l’instant -, ça ne serait pas de refus.

Fidèle à elle-même, c’est donc sans plus d’hésitation que ses pas l’avaient menée jusqu’à la caserne. Bras croisés, le regard attentif, elle avait écouté les explications des gardes. Une chose était certaine : Aelina était bien décidée à connaître le fin mot de cette histoire, récompense à la clé ou non. Et, elle n’était pas la seule intéressée. Une grande femme à l’allure élégante et la peau d’ébène s’était tournée vers l’herboriste, un sourire embellissant son visage engageant. La brunette saisit la paume tendue, lui adressant la même sympathie.

« Enchantée, je suis Lysha. Je vous souhaite la bienvenue, même si la situation n’est pas au beau fixe en ce moment. »

L’expression pincée de la jeune femme disparu au fil des paroles de son interlocutrice. Elle allait donc faire équipe avec une femme médecin. Médecin et alchimiste. Deux métiers passionnant dont Aelina possède des connaissances également. Sans doute bien moindre, c’est certain, surtout en ce qui concerne la médecine.

« Je tiens la boutique d’herboristerie en ville, ça doit bien faire un an maintenant. »

En y repensant, cela faisait déjà un moment que la jeune femme s’en occupait. Aucun incident, pas un dérapage, son mentor avait eu raison de lui faire confiance. Depuis son arrivée, Aelina avait réussi à se faire un réseau, approfondir ses connaissances et surtout prendre confiance en elle. C’était un début prometteur. Ça leur servirait probablement pour résoudre cette enquête.

« Il m’arrive de travailler en collaboration avec certains chercheurs. Enfin… C’était le cas jusqu’à ce que tout le monde soit contraint de revenir. Maintenant c’est devenu difficile pour eux d’avoir un minimum d’espace. J’héberge l’un d’eux chez moi en ce moment, mais il ne semble pas savoir qui est à l’origine de ça… ou alors il préfère ne rien dire.

Enfin, je pense qu’on devrait commencer par l’indice qu'ils laissent. Ca en dira déjà beaucoup. J’ai aussi des connaissances en alchimie, ça ne doit pas valoir autant qu’une formation, j’ai appris en autodidacte, mais à deux on pourrait sûrement en apprendre sur cette colle. J'ai du matériel dans mon arrière boutique, ça évitera de se rendre au laboratoire et qu'on soit suspicieux à notre égard. Si on arrive à en déceler la formule on devrait pouvoir découvrir où ils se sont procuré les ingrédients. »

Le débit de paroles de la jeune femme était impressionnant au premier abord mais il était pour l'instant dépourvu de bafouillement. Seulement empli de l'engouement palpable de cette dernière face à la perspective d'une nouvelle aventure.

Je fusille du regard l'homme qui a osé interrompre notre discussion, en se moquant de moi sans aucun tact. Après tout, nous avons déjà écouté un garde nous donner les informations qu'il avait, n'était-ce pas suffisant ? Je comprends rapidement qu'on ne s'est malheureusement pas adressées à un officier, et celui-ci en a le grade. Mince. Mon visage s'adoucit, je lui souris et prend l'air digne de celle qui préfère pardonner que se fâcher après son rire désobligeant.

« Shayda et... Lysha, c'est ça ? »

Je me penche vers ma compagne, un sourire pour l'encourager à acquiescer.

« Nous prenons la mission, merci lieutenant. Nous reviendrons vous voir quand nous en saurons plus. »

Nous prenons son nom pour être sûre de pouvoir nous adresser directement à ce malpoli et le remettre à sa place à notre retour. S'il en vaut vraiment la peine.

Nous sortons de la caserne bondée, et je laisse Aelina passer devant.

« Je ne suis pas encore allée à votre boutique, ma demoiselle, excusez moi. Mais j'ai hâte de la voir, on m'a souvent ramené des ingrédients de chez vous depuis que je suis ici et ils sont toujours de très bonne qualité. »

Quelle jeune femme intéressante. Elle ne doit pas avoir plus d'une vingtaine d'années, et elle tient déjà une boutique seule ? A Hikmet, qui plus est, pas à Gacane. J'ai envie de la questionner, ma curiosité est piquée à vif, mais je ne veux pas l'intimider pour autant. Et j'ai hâte de voir son petit atelier, c'est une chance d'avoir un espace comme ceci dans la ville. Ayant moi-même des ambitions démesurées face à la création d'une clinique dans la ville, son entreprise m'intéresse fortement. Et puis, nous avons au moins quelques minutes de marche avant d'y arriver et de pouvoir se mettre au travail pour la mission confiée par la Garde, alors pourquoi se priver ?

« Quand êtes-vous arrivée sur cette île ? Et qu'est-ce qui vous a amenée ici, si ce n'est pas indiscret ? »

Autant me renseigner sur la personne avec qui je vais travailler, après tout. Et puis j'aime rencontrer du monde, voir le monde de leur point de vue. Pas juste pour me faire des alliés pour la suite, mais parce que je suis génuinement intéressée par l'autre, malgré mon air hautain. Les domestiques continuent à être surprise quand je leur pose des questions sur elles et leur vie. Surtout quand je le fais après avoir renvoyé le thé parce qu'il était trop chaud, certes. Ce n'est pas parce que je m'intéresse aux gens que je cesse d'être exigeante, après tout. C'est ma façon de tirer les gens vers le haut. Alors que peut-être que cette jolie jeune femme pourra m'apporter quelque chose, mais je n'ai aucune doute sur le fait que je pourrais l'aider aussi, si nous devenons amies. Pourquoi s'en priver ?

Alors qu’elles débattent déjà de la situation les ayant poussées à franchir le pas de la caserne, un homme vint se planter face à elles. Un officier, ou quelque chose dans ce genre-la. Le moins qu’on puisse dire est qu'il ne devait pas être la compagnie la plus sympathique du régiment. Son gros rire bien gras tira une grimace à la douce herboriste. Simple, grossier et désinvolte personnage que voilà. Mais il s’agissait du bon interlocuteur.

« Évidemment qu’on est venues prendre les ordres, j-j’ai pas besoin de vous pour faire du-du thé. »

Dire ça à une herboriste, non mais franchement… Maintenant voilà que la brunette se remet à bafouiller sous l'émotion. A ses côtés, sa camarade se fait plus douce, sans doute se retient-elle pour garder bonne figure. D’un côté elle n’a pas tort : plus vite montraient-elles patte blanche, plus vite en sortiraient elles afin d'enquêter.

« Shayda et... Lysha, c'est ça ? »
« Oui. Oui, c’est ça. » acquiesce-t-elle.

Les yeux vairon se posent sur l’homme, écoutant les derniers échanges sans ajouter un mot de plus, puis elle se détourne et rejoint la sortie aux côtés de Shayda, emboîtant le pas dans les rues d’hikmet avec l'aisance typique d'une résidente de longue date.

« Oh, c’est vrai ? Je fais de mon mieux pour n’offrir que des denrées de qualité, ça me fait plaisir de voir qu'on le remarque. » Rougit-elle légèrement au compliment. « Comme je vous disais tout à l’heure, j’ai emménagé il y a quoi.. environ deux ans, je dirai et ça fait un an que la boutique est vraiment lancée. »

Ça leur avait demandé beaucoup d’efforts à Yavor et elle de façonner la boutique. Aelina avait même son propre jardin intérieur d’où elle faisait pousser un certain nombre d'ingrédients, ce qui lui permettait de ne pas se reposer uniquement sur le commerce ou la récolte en terrain natif pour son approvisionnement. La jeune femme était particulièrement fière également d’avoir pu se faire de bons contacts, notamment avec les alchimistes car cela lui permettait aussi d’elaborer des potions voir tout simplement de s’adonner à des expériences. Mais ça, elle le devait avant tout à quelqu’un de cher à son cœur.

« Pour être honnête, je n’ai pas tout fait seule. C’est mon mentor, Galleren, qui m’a envoyé ici. Le bâtiment lui appartient. Je suppose qu’il voudra reprendre la gestion quand il reviendra… »

L’expression de la jeune femme se fit moins enjouée à cette idée. Bien sûr, elle sera heureuse de le retrouver mais cette boutique était devenue une extension d’elle-même, en quelque sorte. Elle avait travaillé dur et l’avait totalement aménagé. C’était un peu son bébé. Mais elle n’était pas là pour s'épancher sur ses doutes ou ses envies et la curiosité allait dans les deux sens.

« Et vous ? Pourquoi avoir quitté le continent ? Vous n’êtes pas arrivée à un moment propice d’ailleurs… Vous êtes au courant de ce qu’il s’est passé ici ces derniers mois ? »