Rencontre sous l'encre - Alix

Cela faisait deux semaines qu’Alix rongeait son frein. La première librairie de Nouvelle-Sérène venait d’ouvrir et elle n’avait décemment pas les moyens d’y mettre ne serait-ce qu’un orteil. Oh bien sûr, elle aurait pu regarder, mais la tentation ! Dès qu’elle est proche de beaux papiers et, pire, de livres, elle a envie d’en remplir son escarcelle. Heureusement, des fonds récents de ses diverses activités lui ont permis d’au moins débloquer suffisamment pour oser s’y aventurer. Ce n’est pas motivé que par un intérêt personnel, se dit Alix alors qu’elle a coiffé son carré en pleine repousse et enfoncé son habituel chapeau sur sa tête et qu’elle traverse les rues de Nouvelle-Sérène d’un bon pas, tâche bariolée parmi la boue encore omniprésente malgré la saison. C’est pour le travail ! Oui ! Le travail ! Ça justifie tout ! La dépense, c’est bien le seul cas où elle doit se dire qu’elle travaille pour s’y pousser, autrement tout est une excuse pour ne pas se fouler…

Erika et elle ont besoin de bon papier pour le club pour faire des essais de calligraphie. Et Alix a un but secondaire : de ce qu’elle en sait, l’établissement se targue d’avoir dans ses collections des livres du monde entier. Comme ça, ça sonne grandiloquent, mais quand il n’y a que trois pays, ce n’est pas trop difficile. Alix se doute qu’elle ne va rien trouver de rare là-bas et ce n’est même pas ce dont elle aurait besoin : quelque chose de basique suffirait très bien.

Alors lorsqu’elle ouvre la porte et fait sonner le clocheton, elle lance un « bonjour » aux clients et aux vendeurs avant de commencer à fureter du regard, lunettes sur le nez. Elle repère vite ce qui a l’air d’être la section thélémite – pas exactement discrète – et s’y dirige. Elle ne cherchait rien de bien alambiqué… et voilà qu’elle se retrouve à retourner de beaux livres reliés sur la vie de Saints dont elle confond, honnêtement, tous les noms. Au moins s’il y avait des dessins ! Lorsque Vaast lui en évoque un, elle le retient mieux par ses attributs que par son prénom. Mais non. Non, évidemment. C’est un lieu d’érudition.

Alix soupire et tourne la tête vers le présentoir qui soutient vélins, parchemins et longues plumes prises d’oiseaux locaux, visiblement. Il y a là probablement ce qu’elle recherche. Et un type. Un type avec une moustache. Elle le reluque des pieds à la tête, observant ses vêtements. Il est habillé à la mode de la Congrégation mais, et c’est peut-être une impression, un chapelet qui dépasse ou un col trop remonté… En tout cas, Alix se dirige vers le type et sa moustache.  

- S’cusez moi.

Elle lui glisse avant de demander.

- Seriez pas thé-thélémite par hasard ?

Et s’il ne l’est pas ? Après quatre mois de quasi-mendicité à devoir se vendre aux quatre coins de Nouvelle-Sérène pour les petits boulots les plus folkloriques alors qu’elle n’a aucune capacité oratoire, Alix a fini par oublier qu’elle a un jour été présentée à la honte. Elle éprouve encore une vague gêne, qui se dissout dans un océan qui en contient une encore plus gigantesque : tous les souvenirs des refus après avoir bien montré ses dents comme un cheval mis en vente.  

Puisque le type se présente et assure être thélémite, Alix lui tend la main pour serrer la sienne.

- A-Alix.

Elle fait simplement en retour. Si elle avait su que les thélémites pouvaient autant ressembler à des gens sortis tout droit d’un roman… Et si elle pouvait avoir l’adresse du barbier de ce type… Comment obtient-il une telle symétrie de la moustache ? Ses vêtements sont impeccables.

Pas ceux d’Alix. Parce qu’elle n’a pas les moyens de salir ses beaux atours, qu’il flotte un jour sur deux, et qu’elle est fatiguée. Et tout cela ne la fait pas se sentir intimidée pour deux sous par son interlocuteur. Elle est un peu jalouse peut-être. Elle donnera probablement une moustache comme ça au prochain personnage qu’elle écrira…

- J-Je cherche des livres…

« Oui, évidemment Alix. » songe la jeune femme. Elle cherche ses mots pour décrire précisément ce qu’elle a en tête. Ce n’est pas exactement qu’elle veut se convertir… Elle retire a veste, puisqu’elle sent qu’elle va passer peut-être un instant à l’intérieur. En dessous elle porte une chemise à la coupe et aux broderies qui ne trompent personne, pas plus que son large pantalon bouffant : elle est habillée à la mode du Pont, si ce n’est son chapeau et sa veste, qui sont tout droit achetés dans la Congrégation. Même ses bijoux, notamment la complexité de l’anneau à son nez qui ressemble à de la dentelle découpée dans du métal, rappelle le style très distinct d’une des régions centrales de l’Alliance du Pont, où on drape exactement ses vêtements comme Alix a passé un tissu autour de sa taille au lieu de porter une simple ceinture.

- P-Pour apprendre sur votre culture. Foi. Niveau vraiment…

« Petit, petit » elle signe, quoi qu’elle doute que son interlocuteur comprenne la langue des signes.

- Je débute. Une porte d’entrée ?

Elle tente d’expliquer. 

Alix hausse les épaules, l’air de s’en fiche comme d’une guigne. Elle hoche la tête. Il peut bien l’appeler Alix, c’est son nom, et elle n’est pas très à cheval sur les formalités. Elle redoute le temps où il faudra bien l’être.

Elle écoute le type et sa moustache en fixant ses lèvres pour s’aider de la lecture labiale. Elle sait que les missionnaires ont un grand chapeau, mais ça elle ne lui rétorque pas. De toute façon, elle sait aussi que les gens ne sont pas toujours en tenue de travail.

- Je connais…

Elle mime une petite taille entre son pouce est son index.

- U-Un peu.

Quoi qu’elle n’ose pas résumer à l’oral, de peur d’être trop lapidaire et de dire une grosse bêtise. Le Lumineux est bien censé être le soleil, non ? Ou la lumière ? Elle n’est plus tout à fait certaine.

- Des saints. Je sais juste pas les di-différencier. La magie. Trucs comme ça.

Des contes ? Ce n’est pas une mauvaise idée, au moins Alix verra bien ce qu’on enseigne aux enfants, c’est une porte d’entrée comme une autre. Elle n’y avait pas pensé. Il n’est pas bête le moustachu.  

- Je veux pas pouvoir… dé-débattre. Juste savoir. Suivre une conversation, voyez ? Sur des trucs quotidiens.

L’organisation des ordres l’intéresse beaucoup moins même si pour un thélémite cela doit aussi faire partie du « quotidien ». Elle se frotte brièvement la joue avant d’aviser le type et de remettre ses lunettes en place. La voilà un peu cavalière, elle prend le temps de quelqu’un, or le temps est précieux, surtout s’il était là pour affaire.

- Merci. Z’êtes aimable.

Elle ajoute avec un sourire qui plisse les ridules autour de ses grands yeux d’or.

Elle tente d’expliquer. 

Alix opine vigoureusement du chef. Ouf ! On dirait qu’elle n’a pas offensé le moustachu. C’est vrai qu’il y en a un grand nombre, et avec tous ces noms en « us », Alix les confond tous.

Elle décoche un regard en coin à Octavius alors qu’il manie le livre avec soin et lui fait remarquer que même ce livre là est illustré. Craint-il qu’elle ne sache pas lire ? Non, elle doit sauter trop rapidement à la conclusion, habituée à ce qu’on la prenne pour une idiote. Evidemment, une aide visuelle n’est pas de trop.

- P-Pratique.

Elle commente simplement. Les Saints sont plus faciles à retenir avec leurs attributs qu’avec leurs noms, et en plus de ça l’ouvrage a l’air de très belle qualité. Alix n’est pas certaine qu’il soit dans ses moyens de se l’offrir pour le moment mais ça ne coûte rien de demander le prix… Elle se demande si le libraire serait prêt à négocier. On n’est pas au marché, mais quand même, c’est la Congrégation !

Ah… Elle va passer pour une plouc. La plus plouc des ploucs. Fauchée comme un champ de blé après la visite d’une nuée de sauterelles. Elle pousse un soupir.

Alix avise de nouveau Octavius. Cette façon qu’il a de répéter son prénom… On dirait un vendeur de chevaux qui veut absolument lui faire acheter une selle avec des options dont elle n’a nul besoin. Il a dit qu’il n’était pas missionnaire mais lui et son sourire ont l’air bien convaincus de ce qu’il raconte.

Tant mieux pour lui, se dit Alix. Elle lui sourit en retour pour être aimable. Elle ne se sent pas vraiment touchée par la foi, pas du tout même. Elle est simplement.

- ‘Suis curieuse. Pour ca-captiver autant de gens…

Il est né dedans lui. Probablement. A tous les coups. Il ne peut probablement pas comprendre.
- Qu’est ce que ça peut bien raconter ?

Elle ajoute en désignant le livre. On fait des édifices entiers à ces gens. On mène des guerres en leurs noms. Ça doit vraiment être passionnant pour qu’une civilisation entière se soit bâtie autour de l’idée qu’une figure qui nicherait dans le soleil. Non, non ce n’était certainement pas ça non plus…

Il y a la partie plus personnelle, évidemment. Le compagnon d’Alix est un thélémite, mais elle ne va pas le cancaner au premier inconnu venu. Elle est peut-être bête… Mais elle n’est pas stupide ! La jeune femme a un sourire en coin à cette pensée.

- Puis c’est ce qu’on fait dans la Congrégation. L’argent c’est notre seule culture faut bien qu’on vole celle des autres.

Elle ajoute, non sans une bonne couche d’ironie. Elle sait qu’on les accuse parfois d’être des sortes de vautours. C’était le cas dans le Pont, et les réactions de Vaast lui indiquent que Thélème n’en pense pas moins.

- Puis on vit proches les uns des autres maintenant. Regardez. Z'êtes ici. Dans une ville de la Congrégation. Demain je pourrais être à San-Matheus. Z'êtes jamais curieux ? 

Alix hausse les sourcils lorsqu’Octavius est pris d’une quinte de toux. Elle l’observe en silence, ses yeux insondables derrière les lunettes qu’elle remet en place.

La toux n’est pas grasse, il a peut-être juste un chat dans la gorge, mais il n’a pas l’air malade. Peut-être souffre-t-il d’une de ces afflictions pulmonaires qui rendent la station debout difficile quand l’air est trop vicié ? Alix lève le nez. Il ne lui semble pas qu’il y ait de la poussière dans l’air, pas en quantité du moins, mais enfin… Elle ne peut que compatir parce qu’elle-même tousse fréquemment lorsqu’elle parle longuement. Ou même courtement.

Elle cherche un fauteuil du regard avec la courtoisie qu’elle sait, quand elle n’est pas trop têtue, très bien employer. Elle ne veut pas s’imposer dans l’espace vital de ce type ni sauter aux conclusions. Elle ne veut pas qu’il s’étouffe avec sa salive non plus. Demander directement ce qu’il a serait un peu déplacé. A la place, elle se saisit de l’ouvrage et lui rend un sourire.

- Ah ?

Elle fait simplement, un bruit un peu éraillé, quand il dit que la curiosité l’a poussée à venir ici. Simple. Poli. Ouh, elle a un quota, il ne faudrait pas qu’on pense qu’elle est bien élevée ! Son sourire se teinte d’un peu de désillusion alors qu’elle se déplace avec aise dans la boutique. Elle se rapproche d’une petite table qui comporte trois fauteuils. Elle ne s’y assied pas, puisque monsieur semble avoir retrouvé sa contenance. Mais elle les garde proches, au cas où.

C’est juste un type idiot, qu’elle ne reverra jamais, quel intérêt d’être prévenante ? Et pourtant… Quel intérêt à ne pas l’être ? Ses mains couvertes de petites cicatrices blanches tiennent le livre avec l’habitude de quelqu’un qui a eu des ouvrages bien plus couteux entre les mains, et sa démarche coulissante indiquait une subtilité qui ne se lit pas exactement de prime abord sur les traits renfrognés de la jeune femme. Le livre, la couverture, tout ça… Ce n’est pas un très bon dicton, selon Alix. Elle est sans aucun doute plus encline à lire un livre dont la couverture lui attire l’œil !

Les réponses du type sont tellement génériques qu’Alix se demande s’il a envie de se débarrasser d’elle. C’est bien probable. Elle demande cependant :

- C-C’est quoi votre préféré ? De livre.

Elle n’a pas parlé spécifiquement de Thélème, même si elle espère des sélections thélémites… et peut-être d’avoir une conversation un peu plus enrichissante aujourd’hui que les demi-sourires d’Erika et les discours véhéments sur la bonne taille de l’hameçon de son oncle. Vaast est loin et il n’aime même pas trop lire.

C’est un sujet qui trotte dans la tête d’Alix : y en a-t-il des comme elle en ville ? Elle n’a pas encore trop évoqué l’idée à ses partenaires commerciaux mais elle est titillée par l’envie d’avoir une soirée dédiée à la discussion des dernières lectures de chacun, et des ouvrages en vogue, au Club des Agapes depuis qu’elle a fait les premières ébauches de l’endroit. Et quel meilleur endroit pour prendre la température des adeptes de la littérature que dans une librairie ?

- V-Vous écrivez ?

Elle ajoute en désignant du menton l’endroit près duquel se tenait le type et sa moustache. Les papiers.