Quelques tourberies [ft. Louis du Rivier]

Vaast l’avait su dès qu’il avait ouvert les yeux : aujourd’hui serait une mauvaise journée.

Pour commencer, il avait passé une sale nuit. Non pas qu’il se soit attendu à en passer une bonne, sous sa tente humide, mais c’était tout de même pénible. Dans une piètre tentative de s’occuper les mains pour ne plus avoir à penser aux rêves, il s’était même porté volontaire pour faire le petit-déjeuner, un geste qui lui avait valu des regards surpris. Ça non plus, ça n’avait pas amélioré son humeur.

Le repas s’était déroulé en silence parce que tout le monde était trop occupé à engloutir des portions brûlantes de bouillie. Vaast avait regardé son bol dix bonnes minutes sans y toucher puis avait prétendu que c’était maintenant trop froid pour lui. Caeso ne s’était pas fait prier pour manger une deuxième portion, mais Marisa s’était penchée vers Lisandro pour chuchoter un commentaire. Sans doute quelque chose de désobligeant. Il s’en fichait. Mais il dut se répéter trois fois qu’il s’en fichait pour détourner les yeux de Marisa.

Et pour finir, Juliette se ramenait maintenant avec une expression que Vaast détesta instantanément. C’était une expression qui disait : j’ai des nouvelles, je ne vais pas aimer les dire, vous n’allez pas aimer les entendre, mais nous allons tous devoir faire contre mauvaise fortune bon coeur. Ça ne rata pas.

-Nous sommes tout près du village de Vigsoneigad. Frère Lisandro a rencontré un des habitants hier, comme vous le savez, et ils ont eu une discussion très intéressante. Lisandro a offert à ce… ce monsieur un chapelet, qui lui a indiqué en échange l’emplacement d’un arbre qui pourrait… le guérir.

Il y eut un court silence. Lisandro fit une petite grimace. Il toussait et reniflait beaucoup depuis la veille, mais rien de bien méchant. Marisa avait proposé d’essayer une guérison mais il affirmait que ça passerait tout seul et que ce n’était pas le moment de s’épuiser en sorts coûteux.

Vaast échangea un regard dubitatif avec son collègue. Juliette, Marisa et Caeso semblaient déjà convaincus que cette histoire d’arbre cachait quelque chose. Certes, la formulation était étrange, mais les Natifs employaient souvent des formulations un peu bizarres. Peut-être que celui-ci ne parlait pas encore assez bien leur langue pour avoir pu s’exprimer autrement ?

-Il semblait avoir de bonnes intentions, insista Lisandro.

-Oui, frère Lisandro, bien sûr qu’il avait de bonnes intentions, soupira Marisa. Nous sommes d’accord pour dire que leurs âmes sont simplement égarées. Mais qui sait ce qu’on pourrait trouver à la place de cet arbre !

-Je ne pense pas que ce soit quelque chose de trop inquiétant, intervint Caeso d’une voix hésitante. Je veux dire, il n’indiquerait pas à frère Lisandro un endroit trop important dès leur première discussion, non ? Les Natifs ont toujours été assez… secrets.

-Ce n’est pas une raison pour envoyer frère Lisandro seul sans prendre de précautions, le coupa Juliette. Frère Vaast va donc aller faire un peu de repérage.

L’inquisiteur ouvrit la bouche, prêt à protester. Du repérage ? Depuis quand était-il éclaireur ?

-Ne me dites pas que vous avez peur, se moqua Marisa. Après tout votre discours sur votre formation de combattant !

Le sang de Vaast ne fit qu'un tour. Il frappa avant que Juliette ne puisse intervenir.

-Si vous m’aviez vraiment écouté, vous sauriez que ladite formation n’incluait pas de sorts contre les insectes et la boue d’un mètre d’épaisseur. Mais vous étiez trop occupée à espérer que frère Lisandro remarque votre nouveau fard à joues.

Marisa vira au rouge tomate, mais Vaast n’eut pas le loisir de savourer sa vengeance bien longtemps.

-Frère Vaast, siffla Juliette, je veux vous voir parti dans cinq minutes. A votre retour, vous vous excuserez envers soeur Marisa de vous être comporté comme un adolescent !

Vaast fixa sa supérieure avec une moue narquoise, mais il se contint. Se prendre la tête avec Juliette ne le mènerait à rien, il le savait d'expérience. Songeant qu’elle devait regretter l’époque où il était apathique, il se leva, attrapa son sac et regarda Lisandro, qui lui tendit ses notes sans rien dire.

L’inquisiteur tourna les talons et s’enfonça entre les arbres sans jeter un coup d’oeil au papier. Pour le moment, peu lui importait d’aller plein nord alors qu’il devait aller au sud ; il voulait juste s’éloigner du campement.

Vaast écrasait la terre plus qu’il ne marchait. Ses bottes allaient être ruinées, songea-t-il. Toute cette boue malodorante ! C’était pire que les bas quartiers de Nouvelle-Sérène par temps de pluie. Vivement que tout ça soit rasé, qu’on mette de vrais chemins, avec de la pierre, et qu’on trouve quelque chose à faire contre ces insectes !

Il y avait des jours où l’inquisiteur pensait tout l’inverse, pourtant. Il se souvenait d’avoir été ému aux larmes par les forêts intouchées et le chant des oiseaux. Mais aujourd’hui, tout l’insupportait.

Au bout de dix minutes de marche au beau milieu de nulle part, Vaast se décida à examiner les notes de Lisandro. Se perdre sur l’île ne l’aiderait pas, après tout. Autant faire en sorte qu’ils rentrent le plus rapidement possible à San-Matheus. Il ferait des excuses inconsistantes à Marisa, Juliette serait agacée, mais ça lui suffirait…

Il pouvait à tout moment écrire un rapport sur Marisa et entacher définitivement sa carrière. Il le savait. L’idée l’avait traversé plus d’une fois. Si l’Ordo Luminis était convaincu qu’il y avait quelque chose à trouver, il chercherait jusqu’à avoir la réponse qu’il attendait.

Mais par chance pour la soigneuse, il était incapable d’y penser sans avoir la nausée.

Ce n’était peut-être pas à cause des interrogatoires, se dit-il sans conviction. Il n’avait rien avalé depuis la veille, après tout.

Il tâcha de se concentrer de nouveau sur les notes. Lisandro avait décrit de son mieux un chemin à emprunter, sans doute d’après les mots du Natif. Rien de tout ça n’était précis. Il allait en avoir pour la journée !

Grommelant, Vaast se remit en marche. Il pensait avoir repéré le premier jalon : une pierre dressée, à quelques centaines de mètres du village. Il n’était plus très loin d’y parvenir quand il se rendit compte qu’il n’était pas seul dans le secteur. Là-bas, près d'un arbre, un homme marchait.

Il n’avait rien d’un Natif. Il avait l’air équipé pour la promenade, et d’après la boue qui maculait ses affaires, ladite promenade durait déjà depuis un moment. Vaast n’était même pas sûr de savoir de quelle faction il était. Qui irait se perdre seul dans un coin pareil ?

Il glissa une main à l’intérieur de sa veste, prêt à s’équiper d’un anneau, et fit deux pas dans sa direction.

-Vous êtes perdu ?

L’homme ne dégainait aucune arme. Il lui répondait même avec amabilité, et Vaast s’obligea donc à remettre ses bras le long de ses flancs.

Cataloguer la flore ? Un reptile local ? Travaillait-il pour l’Alliance ? Certes, les expéditions avaient été rappelées en ville mais peut-être était-il assez riche ou inconscient pour pouvoir partir quand même.

Mais ça ne collait pas. Un chercheur de l’Alliance se serait au moins raidi en voyant ses habits de missionnaire. D’accord, pour le moment la trêve tenait bon, mais…

-Je suis frère Vaast, de l’ordre des missionnaires. Mon équipe est installée à proximité du village de Vigsoneigad.

Il approcha jusqu’à se retrouver à deux mètres de l’homme.

-On m’a envoyé en éclaireur pour repérer un arbre dont les Natifs nous ont parlé, même si contrairement à vous j’admets ne rien connaître aux plantes de la région.

Il lui adressa un sourire poli, attendant manifestement que l’homme se présente.

Vaast inclina la tête. La révérence de l’homme le catalogua immédiatement comme un noble aux yeux du faux missionnaire. Tête en l’air, visiblement, mais un noble tout de même.

L’essentiel était dit : il était de la Congrégation Marchande. Soulagé, Vaast mit une seconde à comprendre sa demande. Il voulait l’accompagner ? La récompense proposée n’était pas dépourvue d’intérêt. Vaast n’avait jamais raffolé des insectes et sa peau était suffisamment abîmée comme ça.

Et puis, songea-t-il malgré lui, un contact du haut du panier de Nouvelle-Sérène n’était jamais de trop. Il s’appliqua donc à prendre un ton aimable.

-J’avoue qu’un rempart contre les piqûres m’agréerait grandement.

Puisque Louis parlait comme s’il était dans une soirée mondaine, il s’adaptait.

-N’ayez crainte, ma mission ne devrait pas prendre bien longtemps. Peut-être même pourrez-vous m’apporter vos lumières, une fois ce fameux arbre trouvé ? Il est sans doute censé avoir quelque qualité particulière pour qu’un Natif l’ait mentionné à mon équipe.

Il jeta un coup d’œil à la lame rétractable que l’homme tenait. A moins qu’il ne soit fabuleusement bon au lancer de couteaux, ça ne lui servirait qu’une fois l’assaillant beaucoup trop près.

-Et je suis formé à la magie de l’ombre, n’ayez crainte. Je peux assurer votre protection.

Il enfila ostensiblement un anneau à chaque main.

Vaast remercia Louis et prit ce qu’il lui tendait. Un peu dégoûté à l’idée de s’enduire d’un liquide inconnu, il déboucha la fiole et huma le contenu. Ce n’était définitivement pas du parfum, mais il fallait ce qu’il fallait… Il imbiba légèrement le tissu et passa ce dernier sur son cou et ses mains.

-Oh, rassurez-vous, c’est justement l’aspect botanique qui nous intéresse.

Avait-il bien employé le mot ? Il n’était pas sûr d’avoir tout saisi mais n’osa pas demander ce que “endémique” signifiait.

-Voyez-vous, un de mes collègues est malade. Oh, rien de méchant. Le nez pris, il tousse, ce genre de choses. Or, un Natif du village proche lui a recommandé de se rendre à cet arbre, justement… Attendez.

Vaast qui s’était remis en marche s’arrêta devant une pierre. Elle était gravée d’un symbole presque parfaitement rond, comme l’indiquaient les notes de Lisandro. Satisfait, il tourna sur lui-même jusqu’à repérer le deuxième signe : un arbre avec deux branches qui touchaient terre au loin. Il se mit à marcher dans sa direction.

-Je disais : et donc, l’arbre est censé avoir une quelconque propriété qui doive l’aider à guérir. Je ne vous cache pas qu’une partie de mon équipe redoute un danger mais mon collègue pense qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Quant aux prélèvements dont vous parlez, nous verrons bien sur place. Vous n’avez pas besoin d’ouvrir l’arbre en deux pour voir ce qu’il a d’intéressant, si ?

Vaast consulta de nouveau son papier une fois arrivé à son objectif. Plus que deux jalons. Il dut chercher un peu avant de trouver le suivant - encore un arbre à la forme significative.

-Alors, racontez-moi. Vous travaillez sous la direction de quelqu’un ? Ou vous étudiez la région seul ?

Il allait falloir se faire à l’odeur, mais le produit avait l’air relativement efficace. Pas autant que ce qu’il avait vu sur les chasseurs Natifs de Vigsoneigad, mais c’était tout de même une amélioration.

-Vous en vendez ? demanda-t-il en rendant la bouteille, l’air de ne plaisanter qu’à moitié.

Il mourait d’envie de voir la tête de Marisa, toujours si apprêtée, quand il lui apprendrait qu’elle devait se tartiner avec ça.

Pendant qu’il marchait en tâchant de ne pas mettre les pieds où il ne fallait pas, Louis suivait en continuant de digresser sur l’arbre. Vaast s’obligea à ne pas décrocher. Il tenait à relancer l’homme et à ne pas rater d’informations potentielles.

L’inquisiteur lui jeta un coup d’œil quand il marqua une pause, puis sourit légèrement. Bien sûr. Dire du mal de l’Alliance était un moyen prévisible de se mettre un missionnaire dans la poche… mais peut-être était-il sincère.

-Je ne vais pas vous surprendre, Louis : je vous rejoins sur ce point. Mais vous dites que vous vous êtes donné cette mission ? Êtes-vous venu seul sur Teer Fradee pour l’étudier ?

Il devait avoir de sacrés fonds ! Vaast l’imaginait déjà dans un laboratoire enfumé caché au sous-sol d’un manoir de Nouvelle-Sérène…

-Plus qu’un jalon, dit-il en atteignant l’arbre tordu.

Il allait se pencher sur son papier pour trouver le suivant quand un mouvement à la périphérie de sa vision l’alerta. Il plaqua aussitôt son dos à l’arbre et fit signe à Louis de faire de même. Prudemment, lentement, il tourna la tête dans la direction du mouvement. Là, à moins de cent mètres, se trouvait quelque chose. Quelque chose de grisâtre, de grand, et qui bougeait.

On aurait dit un lézard complètement disproportionné. Sa tête reptilienne, très lisse, était proche du sol, et il fallut un moment à Vaast pour comprendre que l’animal devait être en train de boire. La mâchoire de la bestiole avait l’air solide. Il avait quatre pattes et une longue queue musclée.

L’inquisiteur respirait à peine, tâchant d’être le moins visible possible. Au moins, il n’en voyait pas d’autres dans les parages. Pour le moment.

-Voilà qui est parler comme un vrai membre de la Congrégation Marchande, le taquina Vaast.

Il espérait que Louis avait le sens de l’humour. Mais qui, vivant à Nouvelle-Sérène, prendrait mal une plaisanterie sur le fait de savoir flairer un filon ?

L’inquisiteur se fit plus attentif en entendant l’homme ricaner. Jouer au chercheur, disait-il.

Visiblement, sa famille n’approuvait guère son intérêt pour la recherche. Elle lui avait tout de même permis de venir sur Teer Fradee, ce qui avait dû coûter une somme rondelette. Dans quel but ? Voir si leur héritier arrivait à se débrouiller seul ? Lui démontrer qu’il n’y arriverait pas ? Ou peut-être n’était-il pas enfant unique - peut-être ses parents faisaient-ils reposer leurs espoirs sur le reste de la fratrie…

-Avez-vous des frères et sœurs ?

Isolé des livres de comptes ou non, Louis était un noble. Il était visiblement venu avec suffisamment de fonds pour se permettre cette expédition hors de la ville.

-Votre situation a l’air précaire.

Vaast avait pris soin de mettre de la compassion dans son ton, mais il n’eut pas l’occasion de poursuivre plus avant : voilà qu’il devait faire tout son possible pour ne pas attirer l’attention de l’animal tout proche. Au moins Louis faisait-il preuve de présence d’esprit en l’imitant : lui aussi restait collé à l’arbre, immobile.

L’inquisiteur compta jusqu’à cent dans sa tête avant de risquer un nouveau coup d’œil. Peut-être l’animal était-il parti ?

-Trois aînés, diantre.

Vaast fut tenté de lui demander à quoi ça ressemblait, mais il se retint. La question risquait de sonner un peu étrange. De toute évidence, ça ne devait pas se passer si mal que ça dans la fratrie, ou Louis ne rirait pas en y songeant.

Ils n’eurent pas le loisir de parler plus avant de famille et de recherches. Quand Vaast vit que la créature les avait repérés, il murmura un juron et décolla ses mains du tronc de l’arbre. Il allait en avoir besoin pour les défendre, et probablement pas qu’un peu, vu la taille de la bestiole.

Du coin de l’œil, l’inquisiteur repéra un mouvement. Louis. Il sortait quelque chose. Pas une arme, visiblement. Une bouteille ? Avait-il fabriqué une sorte de grenade artisanale ? Il en avait déjà vu de semblables, fabriquées à partir de trois fois rien au Front. Elles étaient généralement instables.

Vaast inspira alors que la créature n’était plus qu’à cinq mètres. Elle avait l’air capable de sauter et sa gueule ouverte dévoilait une dentition inquiétante. Il n'aurait pas été surpris d'apprendre que cet animal pouvait arracher des membres ; il n'était pas question de la laisser approcher davantage sans rien faire.

Pendant une demi-seconde, la forêt fut baignée d’une lueur dorée. Vaast se demanda brièvement si aveugler la bête était une bonne idée mais elle était trop loin pour qu’il soit efficace - ses sorts de Lumière n’étaient pas assez puissants pour qu’il puisse y parvenir d’ici. Au mieux, elle serait brièvement désorientée, mais Louis risquait en revanche d’en prendre plein les yeux. Mauvaise idée.

Il appela donc l’Ombre à lui et les sphères brillantes dans ses mains furent rapidement dévorées par ce qu’elles avaient créé : une fumée noire comme la nuit, tout juste contenue dans les mains de l'inquisiteur. Ce dernier lança coup sur coup deux projectiles droit sur la gueule de l’animal. Des sorts très douloureux mais qui ne l’épuiseraient pas.

L’animal poussa un mugissement et ses griffes raclèrent brièvement la terre sous l’effet du sort. Malheureusement, il eut surtout l’air enragé par la douleur et accéléra droit sur Vaast. Ce dernier se laissa tomber à terre juste avant l’impact et roula sur le côté ; la bête sauta dans le vide mais, pour assurer son équilibre, fouetta l’air de sa queue, qui atteignit les jambes de Louis.

L’inquisiteur, au sol, profita de l’ouverture et lança un nouveau projectile d’ombre en visant le ventre, moins bien protégé. Cette fois, il avait corsé la dose, si bien que le ventre de l’animal fut brièvement invisible sous l’effet des ténèbres qui se précipitaient.