La cloche sonne [ft. Cerys]

-Vous pensez que ça lui conviendra ?

-Elle a intérêt à dire que oui, rétorqua Vaast.

Après le mal qu’il s’était donné ! Voilà trois semaines qu’il travaillait à cet événement. Il avait obtenu qu’on lui prête une maison située dans une des plus belles rues de San-Matheus. Il l’avait faite réaménager pour éviter que ce ne soit trop encombré de bibelots, car Vaast avait déjà vu des maisons Natives, et elles ne contenaient que des choses utilitaires. Il avait bataillé pour que le professeur choisi soit celui que Juliette voulait - un homme appelé Eliseo. Une crème, avait-elle promis, et pour le moment Vaast n’avait pas pu la détromper. Mais ce n’était pas un missionnaire de métier, ce qui n’avait pas plu du tout à l’ordre.

Surtout, Vaast avait passé des heures à son bureau et à ceux des autres pour expliquer la situation. Il était hors de question qu’un Garde rudoie Cerys ou qu’un inquisiteur se mette en tête de la questionner sitôt un pied posé dans la cité.

-Vous ne devriez pas tarder, ajouta Juliette. Elle sera sans doute bientôt aux portes de la ville et j’ai promis que vous seriez là, vous vous souvenez ?

-Vous ne venez pas ?

-Non. J’ai… Je suis attendue ailleurs.

Vaast la fixa en silence. Cette fois, il était à deux doigts de poser la question qui lui brûlait les lèvres. Juliette, ne pas être présente pour la plus belle de ses réussites ? Avoir obtenu qu’une Native entre en ville pour apprendre leur langue était la porte ouverte à tellement de vantardises qu’il en restait comme deux ronds de flan.

-Bon, reprit Juliette en évitant son regard. Eh bien, vous me raconterez. Que le Lumineux vous guide, frère Vaast.

Il ne répondit même pas, partagé entre l’agacement et l’inquiétude.

L’inquisiteur jeta un dernier regard autour de lui. Dans un coin de la pièce, Eliseo attendait poliment.

-Souhaitez-vous que je vienne, frère Vaast ?

Quoi, croyait-il qu’il était fâché que Juliette ne soit pas là parce qu’il se sentait seul ?

-Non. Merci, ajouta-t-il. Je reviens avec elle.

Il n’y avait rien de plus à dire, ils s’étaient déjà entretenus des heures pour préparer cette journée. Vaast poussa un soupir et sortit de la maison.

Elle était déjà là ! Fichtre. Vaast accéléra le pas.

Cerys n’avait pas le même accoutrement que lors de leur rencontre. Elle avait multiplié les bijoux et ses vêtements étaient plus colorés. Elle allait se faire remarquer dans San-Matheus, songea Vaast, mais même la tenue la plus discrète n’aurait pu la faire passer inaperçue. Pas avec ces bois naissants sur la tête.

Au moins s’était-elle préparée. C’était plutôt bon signe : elle prenait cet événement au sérieux. Avait-elle voulu se rassurer ? Les impressionner ?

Lui-même n’était pas en reste d’élégance. Il avait mis la tenue la plus formelle qui soit en sa possession : d’un noir si mat qu’elle en absorbait la lumière, avec des liserés blancs et une cape d’un rouge éclatant, portée sur une épaule. A regrets, il avait renoncé à armer son bras découvert. Un tel accoutrement aurait été par trop associé à l’inquisition.

Les gardes à l’entrée de la ville se mirent au garde-à-vous quand Cerys s’approcha. Ils n’avaient pas l’air surpris par son arrivée et ne la détaillèrent pas des pieds à la tête. L’un d’eux se permit même de lancer :

-Bonjour, madame. Bienvenue à San-Matheus.

Vaast fut soulagé de ne pas avoir passé tout ce temps aux baraquements de la Garde pour rien. Jusque-là, les choses se déroulaient comme prévu. C’était dans la ville qu’il ne contrôlerait plus les choses. Il n’avait pas pu aller jusqu’à ordonner à tous les habitants d’être polis et de se présenter sous leur meilleur jour !

-Bonjour, Cerys.

Vaast se permit de lui adresser un sourire - un léger, un de ceux qui ne révélaient pas ses fossettes. Après tout, elle avait l’air soulagée de le voir.

-Merci d’être venue. Tout est prêt pour vous recevoir.

Il lui proposa d’un geste de marcher à ses côtés et entra dans la ville. La terre céda le passage aux pavés et, très vite, San-Matheus s’offrit au regard : longues avenues, hauts bâtiments, et des dizaines de passants. Par chance, il faisait relativement beau.

-Désirez-vous rencontrer votre professeur dès maintenant ou voulez-vous visiter un peu la ville ? s’enquit Vaast.

Jamais encore Vaast ne s’était demandé quel âge avait Cerys, mais il se posa la question en voyant que les larmes lui montaient aux yeux. Malgré tous ses colifichets, elle avait l’air tellement jeune - tellement jeune et tellement seule.

L’inquisiteur l’observa du coin de l’œil alors qu’ils entraient en ville. Ah, voilà qu’elle reprenait des couleurs ! Elle tournait la tête de tous côtés comme pour essayer de tout retenir. Vaast inspira avant de lui répondre. Autant la prévenir dès maintenant. Il cessa de marcher et se tourna vers elle en prenant soin de parler lentement.

-Cerys, beaucoup de gens à San-Matheus n’ont jamais rencontré de personne comme vous. Ils pourraient avoir des réactions… maladroites. Si jamais vous rencontrez un problème avec quelqu’un, premièrement je vous recommande fortement de dire : "Bonjour, je suis l'invitée de sœur Juliette. Ayez la courtoisie de me laisser en paix." Si la personne n'obtempère pas, répéter la phrase et ajoutez "au nom du Lumineux".

Pourvu qu'elle ne le prenne pas mal. Le culte du Lumineux était jusque dans les phrases de politesse, à Thélème ; il allait bien falloir qu'elle le comprenne.

-Et deuxièmement, tenez-moi informé de tout incident. Vous êtes considérée avec beaucoup d’importance à San-Matheus, vous devez être traitée avec égards.

Son ton était calme mais très sérieux. Juliette avait insisté là-dessus : au vu du tempérament que Cerys avait démontré, il fallait la mettre en valeur et non l’inquiéter.

-Si vous avez des questions pour moi, n’hésitez pas. Et maintenant, allons-y.

Il lui adressa un nouveau sourire et reprit la marche. Il avait planifié un itinéraire des plus classiques, qui leur feraient emprunter les plus belles avenues de la ville et les feraient passer devant les lieux importants : l’église, le palais de la Mère-Cardinale, le marché, et une petite esplanade d’où on voyait le port. Le port en lui-même était par trop agité pour qu’il souhaite s’y risquer dès le premier jour.

Déjà quelques passants leur jetaient des regards curieux, mais c’était là un moindre mal, et bien prévisible avec ça. Vaast s’attacha à plutôt attirer l’attention de Cerys sur d’autres détails. Les maisons à deux étages, dotées d’escaliers. Les serviteurs que l’on voyait balayer les rues pavées afin de garder la ville agréable pour tous. Les petites statues de saints dans des niches.

Si tout se passait bien, d’ici une heure ils seraient auprès d’Eliseo.

Vaast retint un soupir. Il s’était attendu à cette réaction. Il ajouta donc en s’appliquant à garder le même ton lent et calme :

-Je vous promets qu’il s’agit d’une simple formule de politesse, Cerys, qui souligne l’importance de vos affaires ici. C’est une référence à la foi de la personne à qui vous vous adressez. Le Lumineux nous enjoint de nous montrer patients, sages et modérés. Alors si quelqu’un s’adresse à vous en manquant de patience, de sagesse et de modération, c’est une élégante façon de lui rappeler qu’il devrait mieux se comporter. Comprenez-vous ?

Il se remit en marche. Vaast surveillait Cerys et ses moindres réactions du coin de l’œil, mais il tournait fréquemment la tête à droite et à gauche pour voir venir tout problème éventuel. Encore des regards. Des chuchotis, maintenant. Un enfant accroché au jupon d’une femme regardait Cerys avec de grands yeux. Un homme sortit son chapelet et le serra dans sa main ; l’inquisiteur l’ignora.

Cerys l’interpellant, il s’empressa de la suivre. Elle pointait une statuette dans une niche. Il s’agissait de sainte Eulogia, immanquable avec son médaillon de l’inquisition et sa bougie à la main. Son visage de pierre était rond, souriant. Plus expressif que ses représentations habituelles. On n’en était toutefois pas au niveau de maîtrise de Gregorius, mais peut-être avait-il lancé une mode ?

-Il s’agit d’une statue représentant une sainte. Les saints sont des gens très importants à Thélème. C’est un peu comme un titre qui est donné aux personnes qui ont fait de grandes choses. Cette statue-là représente une femme qui s’appelait Eulogia.

Mais Cerys n’avait pas demandé un nom, elle avait demandé une fonction. Vaast adressa une brève et silencieuse prière au Lumineux - pourvu qu’il arrive à expliquer ! Pourquoi Juliette n’avait-elle pas pu être présente ? C’était elle, la spécialiste !

-Sainte Eulogia était quelqu’un qui… était très engagée dans la protection des siens. Elle les encouragea à garder l’espoir même quand tout allait mal et parvint à sauver de nombreuses personnes. Avoir une statue à son image permet de garder son histoire en vie. Beaucoup de personnes ici ne savent pas lire et écrire, elles apprennent l’Histoire de cette façon. Et puis, c’est le signe que cette rue est sous la protection de sainte Eulogia. On peut lui adresser des prières. Je peux le faire, si vous voulez voir. Je peux lui demander de vous protéger.

Il ajouta, pressentant un nouveau froncement de sourcils de la part de l’ombrageuse Native :

-Ou nous pouvons simplement continuer notre chemin.

Vaast fut soulagé que Cerys hoche la tête sans discuter. Elle était peut-être moins têtue qu'il ne l'avait craint.

Mais pas moins curieuse ! Voilà qu'elle le regardait avec des yeux de poisson hors de l'eau. Et il ne pouvait même pas lui rétorquer de se tourner vers les livres pour répondre à ses questions !

-Sainte Eulogia se tient prête à aider, mais encore faut-il prendre la main qu'elle tend. C'est un acte de foi. Une décision à prendre.

Il se frotta la nuque du poing. C'était pire encore qu'avec Alix. Elle, au moins, avait de vagues notions des termes religieux thélémites. Cerys partait vraiment de zéro. Du coin de l’œil, il surveilla le passant qui serrait son chapelet et marchait à grands pas dans la direction du quartier-général de l'Ordo Luminis. Il ravala son irritation. Il pensait sûrement bien faire. De toute façon, l'inquisition était avertie.

-Oui, nous avons beaucoup de saints mais ils ne sont pas tous connus de manière égale. Ils viennent tous du continent, de Gacane. Le plus important est saint Matheus. Si Thélème existe aujourd'hui, si nous avons découvert le don du Lumineux - la magie - c'est grâce à lui. La ville est ainsi nommée en son honneur.