You don't get what you don't go after [ft. Cerys]

-J’en ai entendu une bonne ce matin, déclara Caeso. Sur l’Ordo Luminis.

Vaast, qui déchargeait la carriole, prit soin de continuer son travail comme si de rien n’était. Marisa et Juliette en revanche cessèrent de monter les tentes pour se tourner vers lui.

-Quoi donc ? s’enquit Juliette qui d’ordinaire n’était pourtant pas amatrice de ragots.

-Il paraît qu’une inquisitrice de haut rang, sœur Junia, s’intéresse beaucoup à la Confrérie de l’Aube !

Marisa leva les yeux au ciel mais Juliette fixa Caeso d’un air pensif.

-Vraiment ?

Le jeune homme parut ravi de l’attention que portait sa supérieure à ses racontars.

-Oui, sœur Juliette. Deux marchands en parlaient sur la route et ils avaient l’air sûrs d’eux. Vous croyez que l’inquisition va prendre parti officiellement ?

-J’en doute, grommela Marisa. L’inquisition est trop attachée aux traditions pour ça. Vous vous souvenez de la fois où ils ont fouillé tous les véhicules aux portes de San-Matheus pendant une heure parce qu’ils avaient entendu dire qu’un hérétique tentait de fuir la ville ? Je suis même surprise qu’ils tolèrent les gesticulations de Judith. C’est sans doute parce qu’elle embête frère Ariel dans son travail.

-Les choses ne sont pas si simples, intervint Lisandro. J’ai déjà parlé à un confrère proche de Judith. Il citait les textes comme on respire et ma foi, ses revendications n’avaient pas l’air si étranges. Il y a des gens à San-Matheus qui auraient besoin d’un bon soigneur dans le genre de Marisa. Je peux comprendre qu’ils soient un peu… perdus en la voyant plutôt partir convertir de nouvelles âmes.

Vaast tourna la tête pour regarder la tête que faisait Marisa. Les joues roses, la jeune femme n’osait plus répliquer maintenant que Lisandro venait de la complimenter. Elle botta donc en touche et se tourna vers l’inquisiteur pour lui lancer :

-Eh bien, frère Vaast, vous étiez inquisiteur, non ? Vous devez bien avoir un avis sur la question.

Il avait très envie de répondre que la spécialité de l’Ordo Luminis était de ne pas avoir d’avis, mais Juliette répondit avant lui.

-Ne recommencez pas, tous les deux ! Nous sommes ici pour un travail très sérieux et il est temps de nous y mettre.

Ce n’était pas le genre de Juliette de couper court à un débat et toute l’équipe échangea un regard surpris, mais il n’y eut personne pour protester.

Ils se trouvaient à deux pas du village de Vigsoneigad. C’était la deuxième fois qu’ils venaient là et ils espéraient obtenir des Natifs la permission d’entrer dans le village. Jusqu’ici, ils s’étaient contentés de faire du repérage et de discuter avec les Natifs qui croisaient leur route. Si tout se passait bien, ils pourraient transformer leur campement en un petit avant-poste, voire établir une ambassade dans le village même.

-Maintenant que nous sommes installés, reprit Juliette, prions le Lumineux de nous accorder sa bénédiction et de toucher de Sa grâce les âmes proches.

L’équipe se réunit en cercle au milieu des tentes et s’empressa de croiser les mains. Juliette guida la prière, mais Vaast avait la tête ailleurs. Il était presque sûr d’avoir repéré du mouvement dans les parages.

Vaast fit un faux pas : il fut le seul à ne pas répéter une des paroles-clés de la prière et tout le monde le regarda.

-Frère Vaast ? s’enquit Juliette.

Mais l’inquisiteur ne répondit pas tout de suite. Il était maintenant certain d’avoir croisé un regard - un regard bien différent du sien, un regard vert comme la mousse des troncs.

-J’ai vu quelqu’un, finit-il par souffler.

Au même moment, le quelqu’un en question se décida à sortir des broussailles. Une Native, probablement du village tout proche. Elle avait l’air d’une jeune adulte. Peut-être un peu anxieuse, jugea Vaast en la voyant se racler la gorge.

Moins que Caeso néanmoins qui recula de trois pas. Une main sur le cœur, le jeune homme murmura :

-Elle est apparue de nulle part !

Manifestement toute prête à croire que les Natifs avaient effectivement un don de sorcellerie pour se fondre dans leur environnement, Marisa lui tapota l’épaule d’un air compatissant.

Vaast se retint d’enfiler un anneau. Il n’y avait aucune menace visible et ils étaient en supériorité numérique évidente… pour le moment. Il tourna la tête en direction du village pour voir si des archers se préparaient à les cibler, mais il ne vit rien de tel.

Juliette s’avança vers Cerys avec Lisandro et inclina poliment la tête.

-Nous vous saluons, Cerys. Je suis sœur Juliette. Voici frères Lisandro, Vaast et Caeso, et sœur Marisa. Nous venons de San-Matheus.

La missionnaire prenait soin de parler un rien plus lentement que d’ordinaire pour faciliter la compréhension. Son ton était artificiellement chaleureux.

-Nous sommes honorés de faire votre connaissance, ajouta Lisandro avec plus de naturel. Venez-vous de ce charmant village ? Nous cherchions justement à en rencontrer un représentant.

Vaast finit par lâcher le village des yeux, n’ayant repéré aucun guerrier prêt à leur fondre dessus. Soit il n’y en avait pas, soit ils se cachaient tout simplement trop bien. Il se mit plutôt à fixer la Native.

Cerys avait l’air attentive. Curieuse, aussi. Et à sa manière de lever les mains, Vaast soupçonnait qu’elle n’était pas tout à fait tranquille. Il ne lui jetait pas la pierre.

-Vraiment ? répondit Lisandro.

Difficile de dire s’il disait cela parce qu’il était ravi ou parce qu’il doutait de la parole de la jeune femme.

-J’ignore si vous avez entendu parler de San-Matheus, commença Juliette de ce même ton lent et chaleureux. Notre ville n’est pas toute proche mais elle est déjà si belle et si grande… Pourquoi ne nous rejoignez-vous pas auprès du feu ? Frère Vaast, proposez donc quelque chose à notre invitée.

L’inquisiteur se tourna vers leurs réserves. Ils n’avaient rien mangé de bien terrible ce matin, mais il se doutait que Juliette voulait impressionner la Native. Lui donner du thé froid était hors de question.

Il ouvrit donc le coffre contenant les rations destinées à ce genre d’occasions. C’était une idée d’une connaissance de Juliette, un fidèle de frère Ariel. Pour le moment, ils n’avaient guère eu l’occasion de s’en servir, et ils avaient jusque-là mangé ces gourmandises sur le chemin du retour. Personne ne s’en était plaint.

Le choix de Vaast se porta sur les denrées les plus périssables. Il ramena donc au-dessus du feu un chausson aux pommes de terre, à la tomate et au fromage, et une part de gâteau aux fruits confits. Il disposa cette dernière sur une assiette avec une louche de crème. Pendant qu’il s’affairait, Lisandro proposait poliment à Cerys de prendre la meilleure place près du feu, celle qui permettait de se réchauffer en évitant les étincelles et les coups de vent.

Une fois le chausson bien tiédi, Vaast le tendit à Cerys avec l’assiette de gâteau, et Juliette s’empressa d’ajouter au tout un gobelet d’eau. Il ne manquerait plus que la Native s’étouffe.

-J’espère que vous apprécierez ces mets, intervint Marisa. Personnellement, je raffole du gâteau !

-Nous avons déjà eu l’occasion de nous promener près de votre village, reprit Juliette. Nous aimerions apprendre à mieux vous connaître, pouvoir discuter, partager nos savoirs !

La Native avait l’air hautement perplexe. Personne ne s’en étonnait dans l’équipe - elle n’avait sans doute jamais vu un vrai repas de sa vie, voilà ce qu’ils pensaient tous, et Vaast songea qu’il paierait pour voir la tête que Cerys tirerait dans un restaurant…

Mais sa question les prit au dépourvu.

Comment ça, pourquoi donner votre manger ? Voilà qu’elle touchait le chausson comme s’il était un serpent qu’elle n’osait pas réveiller. Caeso retint une exclamation, Juliette échangea un regard confus avec Vaast, et il n’y eut que Marisa pour approcher et dire d’une voix aimable :

-C’est un signe de bienvenue. Nous souhaitons vous faire goûter quelque chose que nous avons préparé chez nous. Vous pouvez n’en manger qu’une bouchée si vous n’avez pas très faim. Nous serions honorés de savoir si cela vous plaît !

Aussitôt Lisandro hocha la tête comme si c’était exactement ce qu’ils avaient en tête depuis le début.

-On a remarqué, grommela Vaast quand Cerys les mit en garde contre les marécages à coups de grimaces.

Juliette fronça aussitôt les sourcils pour lui signifier d’être un peu plus aimable, mais Cerys n’avait pas l’air de prendre ombrage. Elle semblait surtout vouloir qu’on lui parle de leur ville, et toute l’équipe regarda Juliette dans l’attente de son avis. Fallait-il donner des informations à la Native, ou insister pour revenir sur le sujet de Vigsoneigad ?

Marisa fit un bref signe de tête. Elle était celle qui, d’eux tous, s’était le plus passionnée pour les discours de frère Ariel. Elle souhaitait visiblement mettre à l’épreuve ses enseignements et Juliette lui en accorda la permission d’un signe de la main.

-Caeso, Lisandro, nettoyez donc un peu le camp, ordonna la missionnaire.

Les deux hommes se regardèrent. Le camp était déjà en bon ordre ; il s’agissait surtout de laisser leur invitée respirer. Ils s’éloignèrent donc et partirent faire le Lumineux savait quoi.

Vaast s’en désintéressa et se mit plutôt à fixer Marisa, qui arborait un petit sourire en coin, comme pour lui dire d’admirer ceux qui savaient y faire.

-San-Matheus est splendide, commença-t-elle d’une voix lente et majestueuse. Elle est nommée d’après notre prophète et premier suivant du Lumineux, qui vint voilà longtemps sur Teer Fradee et dont nous suivons les traces. Une cathédrale est en cours de construction… Des centaines de personnes travaillent sur ses échaffaudages. Il y aura d’immenses vitraux, des sculptures, et on pourra y donner des messes illuminées par d’innombrables bougies ! Oh, et bien sûr il y a déjà tant de rues et d’avenues bordées de maisons confortables, d’échoppes d’artisans… Quelques soigneurs ont aussi pignon sur rue. Je suis soigneuse moi-même, grâces soient rendues au dieu du soleil.

Sur ce, Marisa éleva ses mains et convoqua brièvement sa magie, qui illumina son corps tout entier comme un faible halo doré.

Vaast retint un ricanement. Sans anneaux, ce sort était inutile. L’unique but de la jeune femme était d’impressionner Cerys en faisant une démonstration des pouvoirs accordés par le Lumineux.

Ah. Ça n’avait pas l’air à son goût. Vaast s’appliqua à conserver une expression neutre en voyant Cerys reposer le plat comme s’il était au charbon. Marisa, elle, avait l’air d’avoir avalé un citron entier en voyant leur invitée ainsi rejeter un mets délicat, mais elle choisit de ne pas commenter.

Juliette faillit intervenir à deux reprises en voyant que la Native était plongée dans la plus grande des perplexités. Marisa allait trop vite, songea Vaast, mais peut-être était-ce son but : noyer la Native sous un déluge de termes pointus pour montrer qu’ils étaient des gens importants ?

L’envie de ricaner de l’inquisiteur lui passa vite en voyant la réaction de Cerys. Allait-elle attaquer ? Voilà qu’elle portait la main à sa dague.

Vaast ouvrit sa veste et attrapa un anneau dans sa poche intérieure, qu’il enfila en quelques secondes.

Mais non, elle ne dégainait pas… Elle… Que faisait-elle au juste ?

Marisa poussa un cri de surprise et de peur mêlées, et recula de quelques pas ; Caeso lui-même, plus loin, porta les mains à sa bouche. Vaast maîtrisa son propre mouvement de recul et fixa la racine qui venait soudain de surgir de terre, puis Cerys. Il était prêt à frapper, mais un mouvement à la périphérie de sa vision l’interpella.

Juliette secouait lentement la tête de droite à gauche.

Il baissa donc la main, nerveux, et contempla la Native de nouveau. Il est vrai qu’elle ne semblait pas vouloir faire grand-chose de la racine à part… la montrer. Et puis, au moins, elle posait des questions, sauf que Marisa, tétanisée, ne semblait pas encline à revenir bavarder. Vaast soupira.

-Nous parlons de la lumière parce que notre dieu est celui du soleil.

Il leva sa main non-armée pour pointer en l’air.

-C’est Lui qui nous fait don de magie. Son prophète s’appelle Matheus. Il a vécu il y a très longtemps et… je suppose qu’on peut dire que c’était une sorte de chef pour nous ?

Il regarda Juliette. Ne voulait-elle pas s’y coller, elle ? Mais non, elle souriait, ouvertement ravie qu'il fasse l’œuvre des missionnaires, pour une fois. Vaast réprima l’envie très infantile de lui faire la grimace. Il reprit à l’adresse de Cerys :

-Matheus a créé notre pays, sur le continent. Il nous a montré comment écouter le Lumineux, comment lui parler, que faire de son cadeau. Et puis, il est venu ici, à la fin de sa vie. Sur Teer Fradee.

Et voilà, se dit Vaast non sans ironie. C’était la fin de sa courte carrière de missionnaire ! La Native n’avait plus du tout l’air encline à bavarder. Sourcils froncés, épaules tendues, elle le fixait comme s’il avait dit quoi que ce soit d’inquiétant.

Peut-être avait-il été trop direct ? Certes, il aurait pu enrober un peu les choses, mais Cerys n’était pas une citadine habituée au verbiage creux. Elle avait été franche, pourquoi ne pas l’être en retour ?

L’idée qu’il avait compromis leurs chances mit néanmoins l’inquisiteur mal à l’aise. S’il avait commis un tel impair qu’il avait retiré toute chance de conversion aux Natifs de ce village… Et Marisa qui le fixait, maintenant, comme pour confirmer qu’il venait de condamner l’âme de Cerys. Cette dernière allait-elle s’enfuir ? Faire de nouveau de la sorcellerie ?

Mais non, pour le moment elle se contentait de regarder sa main. Ah. Elle n’avait pas raté le coup de la bague.

Vaast prit une inspiration quand Cerys posa sa question. En un éclair dix réponses différentes lui traversèrent l’esprit. Fallait-il parler de la guerre qui ravageait une terre cent fois plus grande que celle que Cerys connaissait ? Du voyage du Prophète ? De la malichor qui tuait plus vite qu’on ne pouvait brûler dignement les cadavres ? Et encore, songea-t-il avec ironie, ce n’étaient là que des réponses générales - Caeso pourrait parler de sa famille qui attendait de lui qu’il leur envoie de l’argent depuis l’île-miracle, Marisa de ses ambitions, et lui-même…

Mais Juliette s’avançait déjà, manifestement désireuse de reprendre la main sur l’entrevue.

-C’est une vaste question, car nos raisons sont nombreuses. Nous venons d’une terre qui souffre et nous, le peuple de Thélème, nous sommes tournés vers l’endroit où notre Prophète est venu à la fin de sa vie.

Elle soupire et sourit, comme pour désamorcer la tension dans l’air.

-Nous n’avons pas encore retrouvé sa trace mais nous ne désespérons pas. Saint Matheus est après tout venu seul et il y a très longtemps. Il est comme notre parent, notre guide, et tout ce que nous pouvons retrouver de lui est une bénédiction. Vous avez vous-même un chef, je crois ? Un Mál ?

Au moins la Native semblait-elle se calmer un peu, à défaut de se détendre. Vaast, pas moins nerveux qu'elle, se frotta la nuque du poing.

Il était d’ordinaire bon pour décoder les gens - Domnius lui avait appris à le faire. Mais ces Natifs différaient tout simplement trop d’eux pour qu’il puisse tirer des conclusions sur Cerys. Et pourtant, elle ne cherchait même pas à policer ses gestes et ses expressions - elle ne l’empêchait pas de la lire. C’est lui qui ne savait pas le faire. Il n’avait aucun point d’appui.

L’idée le traversa qu’ils perdaient leur temps. Ces gens vivaient depuis trop longtemps avec leurs coutumes bizarres pour ouvrir les yeux sur le Lumineux, et Vaast savait déjà comment l’histoire allait se finir. Quelques-uns se convertiraient, peut-être, mais la majorité…

Il cilla. Le paysage autour de lui s’était mis à flotter, à demi remplacé par un autre, et l’inquisiteur se répéta aussitôt que l’odeur de brûlé dans ses narines n’était pas réelle. Il n’était pas de retour là-bas. Il était loin, très loin du Front…

-C’est fascinant, répondit poliment Juliette. J’espère avoir un jour l’honneur de rencontrer votre Haut-Roi !

Elle échangea un regard avec Marisa à la question de Cerys, mais répondit sans temps mort.

-Non, Cerys, notre dieu nous a envoyé cette épreuve. Nous faisons tout notre possible pour la comprendre et répondre aux souhaits du Lumineux.

La tristesse dans la voix de Juliette ramena Vaast au présent. Ils ne pouvaient pas abandonner les âmes des Natifs, du moins pas si on en croyait les théologiens en vogue, car leur vénération des démons courrouçait le Lumineux. Il fallait convertir chaque âme, qu’elle soit du continent ou d’ailleurs, pour que la malichor disparaisse.

A moins que…

-Depuis combien de temps vénérez-vous votre dieu ? demanda brusquement Vaast.

Marisa étouffa un hoquet, choquée par son intervention malvenue, mais il n’en eut cure.

Si Cerys donnait une date antérieure à l’apparition de la malichor, si elle évoquait un culte qui durait depuis plusieurs siècles, alors il y avait une faille dans le raisonnement des théologiens. Tous ces gens qui avaient décrété qu’il en allait du sort des thélémites de convertir les habitants de l’île, avaient-ils seulement jamais mis le pied dans un village Natif pour éprouver leur théorie ? Il en doutait.

On trouverait pourtant quelque chose à lui répondre, à San-Matheus. Il n'en doutait pas. Peut-être que le Lumineux avait été offensé par un acte bien précis des Natifs - l'invocation d'un démon pire que les autres ? Ou bien les Natifs avaient-ils trouvé et désacralisé la tombe du Prophète ? Cerys n'avait même pas l'air de comprendre de qui ils parlaient ! Ou alors... ou alors, le Lumineux les punissait pour ne pas avoir encore remporté la guerre. Ou pour s'être écartés du chemin de son Prophète. Il pouvait y avoir cent explications, même si Vaast démontrait que celle-ci n'était pas la bonne.

Thélème voulait trouver une raison à la malichor. Son intervention ne servait à rien.

Juliette et Vaast échangèrent un regard.

Contrairement à ce qu’il avait craint, Juliette n’avait pas l’air fâchée qu’il ait fichu l’entretien en l’air - elle avait surtout l’air perplexe et lasse.

Lasse ?

Juliette n’était jamais fatiguée. Vaast l’avait vue tenir des expéditions de plusieurs semaines en dormant cinq heures par nuit. L’enthousiasme de la missionnaire l’avait souvent épuisé et il avait plus d’une fois préféré le brouillard de ses propres pensées à ses discours interminables.

Vaast s’obligea à ne pas s’en préoccuper pour le moment. Il se tourna vers Cerys, qui semblait avoir absorbé l’énergie de Juliette… et son amour des discours.

Le premier réflexe de l’inquisiteur fut de ne pas prêter l’oreille à Cerys. Tout ce qui pouvait sortir de sa bouche au sujet de son “dieu” serait assurément pire que le pire des délires d’un hérétique de San-Aurelius. Du coin de l’oeil, Vaast repéra d’ailleurs que Caeso détournait poliment la tête, sans doute inquiet qu’on le croie attentif.

Mais quelques mots accrochèrent tout de même l’attention de Vaast. Vie et Mort. Ce n’était pas vraiment une réponse parce que ce n’était pas une date, mais il ne s’en préoccupait plus. Le Lumineux aussi était Vie et Mort, et il se demanda s’il fallait le faire remarquer. Ce n’était normalement pas son rôle. Ou plus exactement, il n’avait jamais habitué son équipe à attendre quoi que ce soit de lui.

Mais il n’était plus aussi apathique, maintenant, et il se demanda vaguement s’il aurait aussi eu des choses à dire aux autres Natifs qu’ils avaient croisés. Il ne se rappelait ni leurs noms, ni leurs visages, et encore moins leurs mots.

Qu’avait-il à perdre ?

-Le Lumineux est également Vie et Mort, Cerys, dit-il lentement. Marisa vous a montré ce que peut faire la magie de la Lumière - la magie qui protège la vie. Il existe aussi la magie de l’Ombre, la magie de la nuit.

Saint Matheus était venu ici. Peut-être avait-il dispensé certains enseignements, peut-être avaient-ils inclus de saints maximes à leurs croyances païennes ?

-Quant aux épreuves, si vous dites que votre… dieu… est partout, alors n’est-il pas aussi dans les marécages ? Les précipices ? Les animaux les plus dangereux ?

Pas d’épreuves, sur leur île ? Mais bien sûr ! Vaast gardait un souvenir cuisant des bestioles qui avaient tenu à le prendre pour leur petit-déjeuner voilà trois mois. Et cette fois où il s’était embourbé jusqu’aux genoux ?

Mais Gacane aussi comptait son lot de dangers, et la malichor les surpassait tous.

Il inspira profondément. L’idée que Cerys croie son démon plus puissant ou protecteur que le Lumineux était insupportable mais il était censé être un missionnaire. Il ne pouvait pas s’agacer à la première hérésie.

-Frère Vaast, le reprit d’ailleurs Marisa avec un ton de reproche. Teer Fradee est une terre sainte ! Cerys, votre point de vue est passionnant, reprit-elle à l’adresse de la Native. Vous nous honorez en partageant vos croyances. J’ai déjà eu plusieurs fois la chance de discuter avec les vôtres et c’est toujours très enrichissant.

Vaast se retint de rouler des yeux.

Vaast se contenta de souffler par le nez. Il savait que s’il ajoutait encore un mot et que la conversation déraillait de nouveau à cause de lui, il allait entendre parler du pays. Il laissa donc Juliette prendre la relève.

-Bien sûr, Cerys. Vous connaissez la terre où vous avez grandi comme nous connaissons la nôtre, assura la missionnaire. Gacane est un endroit immense comparé à Teer Fradee, mais on n’y trouve pas les mêmes animaux !

Elle sourit en retour à la Native alors que Vaast était sûr que Cerys avait voulu les provoquer. Il se tint néanmoins coi. Juliette voyait toujours le verre à moitié plein.

-Je vous remercie pour cet échange, reprit Juliette. Depuis les… les terribles événements qui se sont déroulés à la fête… nous avons beaucoup prié pour votre village.

Vaast détourna les yeux. Il se souvenait des cris de l’amant de Merryn comme s’il les avait entendus hier. Où était-il, à présent ? Et qu’était devenue l’herboriste qui avait retrouvé le corps ? Il n’en savait rien.

-Je ne peux imaginer le bouleversement que cela a été pour votre clan, poursuivit Marisa. Surtout, si nous pouvons faire quoi que ce soit pour vous aider, n’hésitez pas. Nos ressources sont abondantes et nous ne comprenons que trop bien l’horreur de ce qui a frappé Merryn.

L’inquisiteur cette fois tourna les yeux vers Cerys. Il doutait qu’elle comprenne l’allusion au fait que Merryn avait été tuée pour sa foi, mais il était tout de même curieux de voir sa réaction.

Ah. On y était. Vaast observa les traits de Cerys se tendre, la façon dont elle usait de sorcellerie pour faire disparaître la racine, et l’agressivité dans sa voix. Il sentait qu’elle s’était retenue.

C’était à son tour de se retenir - de rire ou de s’agacer, il ne savait pas très bien. Eux, ils ne pouvaient pas imaginer ? Leur pays était en guerre depuis bien avant leur propre naissance, et la malichor fauchait ceux qui restaient ! On ne pouvait plus circuler dans une grande ville sans voir de pauvres gens geindre à même le pavé.

Et c’était sans évoquer le Front, mais il était le seul du groupe à l’avoir connu.

Vaast regarda Juliette, mais l’expression de cette dernière révélait qu’elle était à cent lieues de ce genre de comparaison. Elle paraissait, elle, compatir à ce que racontait Cerys. Elle hocha la tête et effleura l’épaule de la jeune femme.

Avait-elle pitié en voyant ces gens qui n’avaient jamais rien connu de terrible ? Peut-être. Quand la norme était la paix, quand on n’avait jamais perdu quelqu’un à cause d’un conflit pareil, comment pouvait-on réagir autrement qu’avec émotion ?

Déjà, Cerys reprenait contenance, mais Marisa n’était pas prête à laisser le sujet retomber comme un soufflé. D’une voix aussi douce et aimable que possible, elle rappela que Merryn s’était convertie.

-Permettez-moi de souhaiter que le Lumineux l’ait accueillie, conformément à ses souhaits.

Vaast tourna la tête vers elle, mais déjà elle enchaînait sur les réponses aux questions suivantes.

-Nous sommes guidés par le clergé. Sur Teer Fradee, la mère-cardinale Cornelia nous dirige. Il en va différemment pour les autres… factions qui se sont installées sur l’île. Thélème accorde beaucoup d’importance à la sagesse. La Congrégation Marchande, par exemple, préfère placer au centre de tout le profit. Ce sont des princes-marchands qui la dirigent.

Cette fois, Vaast était sûr qu’elle allait frapper.

Juliette s’était relevée, mais elle était visiblement sur le point de parler, de discuter, et non d’agir. Vaast n’attendit pas qu’elle lui donne un ordre qui viendrait forcément trop tard. Pas besoin d’être bien malin pour voir que la remarque de Marisa avait mis Cerys en fureur. Elle tremblait tellement que l’inquisiteur se demanda même si elle allait se jeter sur la missionnaire pour lui arracher les yeux au lieu d’utiliser sa sorcellerie.

Il attrapa Marisa par les épaules et la souleva littéralement de terre pour la placer derrière lui. Il ne s'était pas soucié d'être délicat, et un hoquet de douleur et de surprise mêlées échappa à la mage.

Vaast fit ensuite volte-face, mais Cerys était toujours dans la même position. Ce que ça le démangeait d’envoyer un sort… Elle représenterait un danger bien moindre avec un projectile d’ombre dans le ventre…

Mais il ne pouvait pas attaquer le premier.

Et si ça se trouvait, Cerys pensait exactement la même chose.

Il se retourna donc vers Marisa et la traîna plusieurs mètres plus loin. C’était suffisant pour parler sans être entendus, et sans perdre Cerys de vue non plus - au cas où.

Là, la missionnaire retrouva sa voix.

-Frère Vaast, je peux sav…

Il l’interrompit d’un geste.

Il se souvenait comme si c’était hier de ce que la Native avait lancé au visage de Felix et au sien propre. Comment s’appelait-elle, déjà ? Neuve ? Non, Neve.

“ Merryn est partie. Je ne sais pas exactement ce que vous appelez « âme » mais vous n’aurez rien d’elle qu’elle ne vous aura pas donné librement. Elle ira là où elle doit aller, selon sa volonté. Personne ici n’essaie de vous l’arracher, embrume-esprit. Elle nous a déjà été prise à tous. Si vous l’aimiez, vous pleureriez avec le peuple qui l’aimait tout autant. Et si vous considérez même son cadavre comme une bataille, alors je ne vous envie pas car elle est bien amère. “

Et pour cause, il l’avait écrit, mot pour mot, une fois rentré à San-Matheus. Il l’avait envoyé dans un rapport. Il se souvenait ne pas en avoir pensé grand-chose sur le coup, mais maintenant, face à la réaction de Cerys…

-Vous vous y prenez très mal.

Marisa ouvrit de grands yeux et Vaast craignit un instant de se prendre une claque.

-Moi, je m’y prends mal ? C’est une plaisanterie ? J’essaie de suivre les préceptes de frère Ariel ! Qu’avez-vous fait à part l’effrayer et la contrarier ?

Il prit une profonde inspiration et s’interdit de répliquer. Il voyait Cerys se remettre à parler, crut capter quelques mots - elle parlait encore de son dieu. Elle l’évoquait encore plus qu’un missionnaire n’évoque le Lumineux, songea l’inquisiteur avec acrimonie.

Il ne pouvait pas rester là à se disputer avec Marisa, même s’il en avait très envie. Juliette était incapable de se battre, Caeso avait l’air encore choqué, et Lisandro ne savait pas encore immobiliser avec ses sorts.

-Restez là, ordonna-t-il à Marisa.

Sans vérifier si elle l’écoutait, il revint à grands pas en direction de Cerys et Juliette. Il dut s’arracher les mots de la bouche mais il savait que leur expédition était en train de tourner au désastre. Il avait été stupide d’espérer faire voir la lumière à Cerys. De toute évidence, ils étaient mal tombés. Pourquoi n’avaient-ils pas eu la chance des autres missionnaires ? Vigsoneigad était censé être un village relativement amical !

-Je vous présente nos excuses, Cerys. Marisa apprend encore.

Elle allait sûrement l'écorcher vif en apprenant qu’il l’avait fait passer pour une apprentie.

-J’étais là quand le corps de Merryn a été retrouvé. Neve a dû vous raconter ce qui s’est passé. L’esprit de Merryn est allé où il le devait et Marisa a eu tort d’insister.

Vu comment le terme “âme” avait paru étranger à Neve, il l’avait troqué pour un autre, espérant être ainsi plus compréhensible.

-J’espère que nous aurons l’occasion de vous aider à retrouver le meurtrier.

Çà, s’il mettait la main sur Cadell…

-Nous ne venons pas en ennemis, au contraire. Mais je vois bien que nous vous avons offensée, alors…

S’il avait été à San-Matheus, ou dans n’importe quel autre endroit civilisé, Vaast aurait ajouté un flot de formules de politesse. Mais les Natifs n’étaient guère sensibles à ces artifices. A quoi l’étaient-ils ? Il aurait dû écouter tous les discours de Juliette…

Il tourna la tête vers elle, en quête d’aide. Celle-ci faisait une drôle de tête, qu’il n’eut pas le temps de déchiffrer avant qu’elle ne prenne la relève.

-Pouvons-nous racheter notre maladresse, Cerys ? Nous pouvons soigner de nombreux maux par notre magie, ou amener des fournitures qui vous seraient agréables. J’aimerais une occasion de faire pardonner notre erreur. Vous n'avez qu'un mot à dire.

Les tremblements de la Native avaient l’air de se calmer, au grand soulagement de Vaast. Elle le remercia, même, ce qui le prit au dépourvu.

Juliette allait un peu loin avec sa proposition, mais il ne pouvait pas la contredire. Cerys semblait déjà réfléchir à ses options.

L’écriture ?

Vaast songea aussitôt à toutes les implications de ce que demandait la Native. Premièrement, ça allait prendre du temps. Qui que soit son professeur, il allait devoir déployer des trésors de patience, et Cerys aussi.

Deuxièmement, c’était dangereux. Le terme était un peu fort, se corrigea mentalement Vaast, mais que ferait Cerys de ce savoir ? Elle pourrait l’enseigner à ses semblables, qui pourraient arrêter le courrier sur la route et…

-C’est une excellente idée !

Vaast regarda Juliette avec incrédulité, mais celle-ci semblait sincèrement contente des exigences de Cerys.

-C’est un apprentissage qui prendra quelques mois, néanmoins. Je vois deux solutions, Cerys. Ou bien vous venez à San-Matheus, et bien entendu je me chargerai de vous trouver un professeur et un endroit où vous pourrez loger en toute sécurité… Ou bien un des nôtres viendra régulièrement à Vigsoneigad pour vous apprendre. Bien sûr, le cas échéant, je vous demanderai simplement de faire bon accueil à cette personne. Il ou elle ne pourra pas vous apprendre grand-chose en plein air devant un modeste feu de camp, il lui faudra un abri.

C’était malin. Vaast dut le reconnaître malgré lui. Juliette ne demandait rien de déraisonnable - si elle disait être prête à loger Cerys à San-Matheus, ce n'était que justice de demander qu'on rende la pareille.

Quel que soit le choix de Cerys, elle serait en contact prolongé avec Thélème pour les temps à venir. Les deux options offraient de réelles perspectives d’avenir pour les relations avec Vigsoneigad.

Vaast observa la Native sans interrompre ses réflexions. Quand elle fit connaître son choix, Juliette hocha la tête et demanda à Caeso de lui apporter son carnet. Elle se mit à griffonner quelques lignes.

-Très bien. J’ai juste besoin de quelques informations pour vous accueillir au mieux, Cerys. Si j’ai bien retenu, vous êtes fille d’Alani, fille de Breena ?

Du coin de l’oeil, Vaast vit Caeso regarder Juliette avec de grands yeux. Elle avait retenu ça du premier coup.

-Pouvez-vous m’indiquer votre rôle au sein du village et d’ici combien de jours vous souhaitez débuter votre apprentissage ?

Elle ajouta sans temps mort :

-Frère Vaast vous accueillera à San-Matheus et s’assurera que tout est à votre convenance.

Vaast s’interdit fermement toute réaction et son visage resta aussi imperméable que d’habitude, mais il dut se mordre la langue. Le coup bas ! Etait-ce pour le punir d’avoir mal géré la première partie de la conversation ? Ou pour avoir contrarié Marisa ?

Mais ça ne faisait pas sens. Juliette ne mettrait pas en péril quelque chose d’aussi important juste pour lui inculquer une leçon. La venue officielle d’une Native à San-Matheus n’était pas un événement anodin. Alors quoi ? Pensait-elle vraiment qu’il serait le plus apte ? Pourquoi pas Lisandro ? D’accord, il n’avait pas beaucoup parlé, mais…