Shayda - Alliance du Pont - Médecin

CW : Tentative de viol sur mineur

Je n'ai pas beaucoup de souvenirs de mon père. Il sentait le sable chaud et le charbon. Il me portait dans ses bras, et me faisait voler. Il était grand et fort, j'étais toute petite, assise sur ses épaules. Il a été conscrit, c'était presque une chance. Il m'a dit qu'il reviendrait. Il a dit à Mère qu'il lui enverrait de l'argent, qu'on vivrait mieux. Je ne considère pas qu'il ait menti. Mais il n'est jamais revenu. Et Mère est morte, sans un sou, dans la rue, emportée par la malichor. J'aimais Mère, de tout mon cœur. Jusqu'au bout, elle m'a assuré que je m'en sortirais, que j'aurais un grand avenir. Elle voulait mieux pour moi. Plus grand, plus beau, plus loin.

J'ai volé, j'ai menti, j'ai mendié. Je traînais dans les bas quartiers d'Al Saad, couverte de poussière et de suie. Je faisais les poches des passants au marché, je me servais sur les étalages. Je prenais des coups, souvent, quand je n'étais pas assez rapide, pas assez discrète. Jusqu'au jour où j'ai volé dans la mauvaise bourse. Il était alchimiste, vieux, aigri, de passage. La Garde a voulu me couper la main, il a eu pitié de moi. Enfin, je le croyais. Il m'a proposé un marché, et j'ai accepté. Une chance de sortir de la rue, une chance de m'en sortir. De trouver plus grand, plus beau, plus loin.

Je pars avec lui, dans une autre ville, loin du Front, sur la côte. Deux repas par jour, un toit. Voilà ce qu'il m'offre. En échange, je fais toutes les tâches ménagères, je m'occupe de ses livraisons, la distribution de son courrier personnel. Je me prends des coups, plus souvent que dans la rue. Mais le soir, je dors dans un lit sec, j'ai même un drap pour me recouvrir. Et les repas sont chauds. Mon sauveur reçoit souvent, des érudits de passage, des grands savants. J'écoute leurs conversations, je ne comprends pas très bien. Sur le port, les Nautes me fascinent. Je voudrais partir avec eux, trouver quelque chose de plus grand, plus beau, plus loin.

Les années passent. J'observe mon sauveur travailler. Et je me lie d'amitié avec elle. Viviane. Une marchande de la Congrégation, souvent logée chez le maître de maison. La nuit, quand j'ai du mal à dormir, je me faufile dans la bibliothèque. J'y dévisage les livres, les caractères. Mais ce soir-là, Viviane s'y trouve déjà. Plutôt que de me dénoncer, elle me montre, m'explique. Ces soirées se répètent, en secret, et elle m'apprend à lire. Quand elle n'est pas là, les livres sont mes seuls amis. Je les comprends, je les étudie, dans le dos de mon maître, j'apprends les bases de l'alchimie. Les potions, les onguents, les remèdes. Mais aussi la philosophie, la diplomatie, la guerre, la médecine. J'aime beaucoup la médecine. Je passe de longues heures à regarder les schémas, les coupes du corps humain, à lire les essais, à essayer de comprendre. Les maladies, les soins. La malichor. Ma curiosité n'est jamais assouvie, il m'en faut toujours plus. Plus grand, plus beau, plus loin.

Je saigne depuis quelques mois déjà, quand il rentre dans ma chambre la première fois. J'ai vu son regard changer, je ne suis plus une enfant, j'en suis consciente. Il ne m'a jamais bien traitée, il n'a jamais eu un semblant de respect à mon égard. Je suis jeune, mais je comprends vite. Je sais ce qu'il veut. Je fais la timide, je lui demande un verre de cet alcool qu'il boit le soir, pour me tranquilliser. L'idée lui plaît. Je lui demande de boire avec moi, il accepte. Il me caresse, je le fais boire, en versant mon verre à côté. Il finit par s'endormir. Je n'aurais pas la même chance, demain. Je m'introduis dans sa réserve. De longues nuits à lire ses livres m'aident à reconnaître la fiole que je cherche. Je découvre le pouvoir des poisons, ce soir-là, dans son verre. Et je tue, pour la première fois. Quelques jours plus tard, je quitte cette ville à jamais. Dans ma besace, tout son argent, ses lettres de recommandation et quelques livres. Je pars sans me retourner. Vers une autre destination. Plus grande, plus belle, plus loin.

J'apprends vite, qu'avec de l'argent, on a du pouvoir. Et dans un pays rongé par son administration tentaculaire, le pouvoir, c'est de connaître le bon notable, et son prix. Au centre du pays, dans ce climat désertique que je ne connaissais pas encore, je trouve la bonne personne. Celle qui authentifie les lettres de recommandation de ma victime. Sous la plume du gréffier, je deviens l'apprentie de l'alchimiste. Il est mort tragiquement en confondant deux fioles de sa création, et m'a légué une coquette somme d'argent visant à me faire rentrer à l'Académie. Le jour, je suis une élève brillante, acclamée par ses professeurs. La nuit, comme je ne dors pas, j'étudie, je teste, je cherche, je lis. J'ai un retard à rattraper sur les autres élèves. J'ai un retard à rattraper sur la vie. Et je compte bien me surpasser. Et surpasser les autres. Pour la première fois, j'ai un grand avenir qui se profile. Plus grand, plus beau, plus loin.

A la fin de mes études, je pars sur le Front. Un choix personnel. On me proposait déjà du travail dans maintes maisons, mais ça ne m'intéressait pas. Je retourne sur les traces de mon père, je vais voir de mes yeux l'horreur de cette guerre. Je passe deux ans là-bas. J'y tisse des amitiés, un amour. On m'apprend à me battre, surtout pour savoir me défendre. Je garde de cette époque un kard, toujours caché sur moi, et un pistolet à silex, rangé dans mon bureau. La guerre est dure, froide, et horrible. J'y perds tous ceux que j'aime, j'y apprends tout ce que l'Académie n'a pas pu m'apprendre, toutes les valeurs humaines qui me manquaient. L'humilité, la générosité, la bonté. J'en ressors changée. Mon narcissisme naissant de ces dernières années, mon égoïsme démesuré, disparus. Ils ne font la place qu'à un profond mal-être. Une remise en question intense. Et un gouffre de déprime. Les journées se ressemblent, tout devient gris. Je quitte le Front, je regagne les terres désertiques, et je mets un sourire de façade sur mon visage face à mes premiers clients, mais je ne sais pas où je vais. Et puis la voilà qui réapparaît dans ma vie, Viviane, comme la première fois, pour me sortir de mon quotidien, et me promettre de meilleures choses. Plus grandes, plus belles, plus loin.

Sous ses conseils, je quitte le Front et m'installe à Sérène, chez elle, où une nouvelle vie débute pour moi. Viviane se fait vieille, elle n'a pas d'héritier, et voit en moi cet enfant qu'elle n'a jamais eu. Elle me présente à ses contacts, pas tous très fréquentables, me fait rentrer chez les habitués d'une taverne du Denier. De nouvelles habitudes, une nouvelle vie, une nouvelle énergie. J'ai bien compris que je vais devoir jouer le jeu, pour obtenir ce que je veux. Je fais payer cher mes services à des familles nobles qui peuvent se le permettre. Je vends des remèdes et quelques poisons paralysants à la taverne. Mon rôle de demoiselle bien élevée et charmante est renforcé par les conseils de Viviane. Je commence à me faire connaître du beau monde, je me découvre un goût pour la sociabilisation. En surface, du moins. Car je veux plus. Plus grand, plus beau, plus loin.

La nuit, je sors, masquée, encapuchonnée. Un passage à la taverne, une fois par semaine. Les autres soirs, je vais dans les quartiers pauvres. Je distribue mes soins, mes onguents, mes remèdes. J'apaise les maux, je console les esseulés. Je me rends au chevet de ceux qui, comme Mère il y a longtemps, sont en train de mourir de la malichor. Et j'étudie, encore, toujours. Pour trouver un remède. Puis Viviane décède, et j'hérite de sa maison et d'un joli pécule. Je pourrais m'effondrer à nouveau, mais ses précieux enseignements et la vie qu'elle m'a offert m'aident à tenir debout. Mon masque toujours sur le visage, je poursuis de plus belle mes ambitions. Je suis invitée à des colloques, je suis invitée à des soirées mondaines. Je vis entre la Congrégation et l'Alliance, je prends le meilleur des deux mondes. Je reçois de précieux cadeaux de mes admirateurs. On me demande en mariage plusieurs fois, je refuse. Tout comme je refuse les méthodes barbares de mes collègues, les tortures qu'ils font subir à ces pauvres bougres qui leur servent de cobayes. J'ai un rêve. Une clinique ouverte à tous, et un remède contre la malichor distribué massivement. Mais cet endroit est trop petit pour que j'y parvienne. Je me tourne vers le nouveau continent. Plus grand, plus beau, plus loin.

J'attends patiemment ma chance. Et elle ne tarde pas à venir. Ma chance s'appelle Kamil, et c'est un marchand d'Al Saad, un allié de Viviane. Il part s'installer à Hikmet, avec sa famille, et m'invite à partir avec lui. Il me paye même un Garde du Denier pour me servir de garde du corps. Là-bas, je pourrais continuer à apprendre. Connaître les méthodes des Natifs. Leurs secrets, et peut-être le remède à la malichor. Là-bas, je pourrais prodiguer les soins à ceux qui ne peuvent pas en avoir. Là-bas, c'est plus grand, c'est plus beau, c'est plus loin. Aussi loin que je ne puisse jamais aller.

Mais quand j'arrive, les villes sont fermées. Les contacts avec l'extérieur, réduits. Et ce maudit Garde, toujours sur mon dos. Les soirées mondaines reprennent, et je comprends vite que la politique ici est l'affaire de tous. Peut-être ai-je ma carte à jouer. Pour créer, enfin, une patrie qui me ressemblera. Une patrie où chacun aura sa place, quelle que soit sa fortune, quelle que soit son origine. Et s'il faut pour cela que je continue à jouer ce rôle, je le ferais volontiers. Car c'est ici, que mon histoire va enfin s'écrire. C'est ici, sur Teer Fradee, que je pourrais changer le cours des choses. Et rendre le monde plus bon, plus beau, plus sain.

"Shayda ? Quelle beauté, n'est-ce pas ! Je l'ai demandée en mariage, une fois. Elle a refusé, bien sûr. Mais peut-être changera-t-elle d'avis, un jour ? Pardi, vous l'avez vu, à la dernière soirée ? C'était la coqueluche de tous ces riches marchands et scientifiques, tous réunis autour d'elle comme des abeilles sur une belle fleur... Il faut dire qu'elle est captivante, tout le monde veut passer un moment avec elle, tout le monde rêverait d'avoir son attention... Et sa générosité, comme elle a toujours un bon mot pour tous, ah... Si seulement elle pouvait me voir..."

"Shayda fut une excellente élève de cette Académie. Studieuse, ambitieuse, elle a toujours décroché les meilleures notes, quitte à travailler plus que les autres. Elle avait toujours un livre à la main et posait mille questions, sa curiosité était rafraichissante. Et puis c'était un peu le soleil de l'Académie, toujours digne, toujours souriante, toujours gracieuse, c'était un plaisir de discuter avec elle. Elle connait bien sa valeur et son charme, d'ailleurs, elle en a souvent joué pour obtenir ce qu'elle voulait, un accès à des sections réservées de la bibliothèque ou une place dans un stage d'un niveau supérieur au sien. Mais c'était dur de lui refuser quoi que ce soit, vous comprenez ?"

"Je la déteste ! Tout le monde est à ses pieds, je ne comprends pas, comment peuvent-ils ne pas se rendre compte à quel point elle est fourbe ! Un jour je devais présenter un travail avec elle à l'Académie, après une seule discussion elle a décidé de travailler seule... Et quand elle fait sa présentation, elle avait repris toutes mes idées ! Quand je l'ai accusée de plagiat, elle a osé me dire que j'aurais dû être flattée qu'elle reprenne et "améliore" mes concepts ! C'est une menteuse, elle se débrouille toujours pour dire aux autres ce qu'ils ont envie d'entendre, mais elle ne fait que se servir de nous pour obtenir ce qu'elle veut, parce qu'elle se croit toujours meilleure que tout le monde ! JE-LA-DÉ-TESTE !"

"J'ai été en binôme avec elle, pendant un temps, sur le Front. C'était une période compliquée. Mais Shayda était toujours présente, elle ne s'est jamais défilée. On a traité des horreurs, là-bas, mais elle ne perdait jamais son sang-froid, je ne l'ai jamais vu s'effondrer. Elle était toujours humble, silencieuse, attentive. Souvent, elle arrivait au dispensaire avant moi, et repartait bien après. Elle me donnait l'impression de toujours manquer de temps, de toujours vouloir rattraper un retard invisible, comme s'il y avait une date limite à sa réussite..."

"J'ai travaillé pendant un temps pour madame en tant que domestique chez Viviane Delamare. C'était une maison où l'on est bien traité, et madame Shayda s'y comportait en maîtresse. Tout doit toujours être parfait, son thé maintenu au chaud, ses affaires impeccables. Elle ne hausse jamais le ton, mais elle fait comprendre assez sèchement quand quelque chose ne lui convient pas. Ce n'est pas agressif, elle a juste une façon de donner des ordres absolus, comme si tout ce qu'elle demande est essentiel. Il devient impératif pour ceux qui travaillent pour ou avec elle de lui donner ce qu'elle demande, et d'anticiper ses besoins, avoir sa reconnaissance en devient presque addictif pour certains. Il faut dire qu'elle est solaire, quand elle est satisfaite."

"Elle cache quelque chose, c'est certain. Je l'ai beaucoup observé, comme nous travaillons régulièrement ensemble, et je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer ces sourires effacés au milieu de ses paroles enthousiastes, ces moments où son regard divague et on dirait que son esprit part loin, dans un espace où l'on ne peut pas l'atteindre. Sous son masque de perfection se cache une mystérieuse femme, pétrie d'incertitudes. Je l'ai vu hésiter, ça ne dure jamais longtemps, elle prend toujours une décision immédiatement, elle refuse qu'on la voit flancher. Personne ne l'a jamais vu verser une larme, perdre son calme, elle a toujours le bon mot, elle sait toujours mettre tout le monde d'accord... mais je le vois, moi, qu'il y a une fracture sous son armure, des fissures qu'elle refuse de montrer à qui que ce soit..."

"Elle vient une fois par mois déposer des fleurs. Je ne la connais pas, on ne s'est jamais vraiment parlés, mais une fois je l'ai vu pleurer, je lui donné mon mouchoir. Elle me l'a rendu le mois suivant, impeccablement propre et repassé. Il sentait la fleur de lavande."

"Des amis ? Non, madame n'a pas d'amis. Elle a des partenaires commerciaux, des associés, des connaissances, des affiliations, elle reçoit souvent pour le thé, mais les conversations restent toujours très superficielles. Enfin, je n'écoute pas aux portes, hein ! C'est juste ce que j'entends quand je passe dans le salon pour faire le service... Tiens, vous saviez qu'elle adorait les petits gâteaux au miel ? On dirait une enfant, ses yeux s'illuminent quand je les pose sur la table. Qui, moi, changer de sujet ? Jamais !"

"Elle a sauvé ma fille. Je ne sais même pas comment elle s'appelle, ni à quoi elle ressemble, mais elle a sauvé ma fille. Trois nuits durant, elle a veillé sur ma petite, alors que sa fièvre ne faisait qu'augmenter et que les autres médecins la disaient déjà perdue... Si vous savez qui elle est, dites lui que je voudrais la remercier... Je n'ai pas grand chose à lui offrir, et elle a refusé toute compensation, mais je ne lui serais jamais assez reconnaissante de l'avoir soignée..."