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Le rivage est plus sûr, mais j'aime me battre avec les flots - Artus

Brid
A bord d'un navire naute, en vue de l'île
Brid
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Occupation : Cueilleuse
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Le feu « de Brid », même s’il ne lui appartenait pas, était un endroit qu’on lui laissait volontiers et où on ne passait que quand on se sentait curieux ou qu’on voulait quelque chose à la singulière cueilleuse. Le feu était un peu à l’écart de la grande route qui menait à la demeure du Màl, mais Brid pouvait l’apercevoir selon la façon dont elle s’installait. Il y avait plusieurs sièges autour de son feu mais elle en affectionnait un en particulier duquel elle avait l’œil sur la falaise et les vagues qui s’y jetaient. Près du feu de Brid, il y avait toujours quelques oiseaux de mer parce qu’elle laissait une grande pile de coquillage sécher là, et parfois des algues également. Elle avait une grande meule qu’elle faisait tourner, le genre qu’on utilisait pour écraser certains grains. Elle polissait des choses contre. Des choses qu’elle avait dérobé à la mer, et que la mer avait dérobé aux renaigse. Aujourd’hui, la meule n’était pas en fonctionnement, et il n’y avait que de la braise dans l’âtre. Brid ne préparait pas de coquillages à distribuer à qui passerait par la grand route et avait un creux. Elle était partie avant l’aube cueillir pour les chasseurs qui se préparaient à la Grande chasse et le repas approchait, et commençait à avoir très faim, mais sa journée qui était pourtant d’habitude bien huilée avait déraillé.

Toute son attention était absorbée par une drôle, très drôle de chose, qu’elle avait trouvé sur la plage avant de rentrer. Beaucoup de ce que faisaient les renaigse était bizarre et semblait dépourvu de sens. D’ailleurs, Brid avait tôt fait d’adapter ce qu’elle récoltait à son quotidien au lieu d’essayer d’imiter les étrangers. Le tison de son feu était la balustrade fine d’une cabine d’un navire qu’elle avait tordu, elle faisait de solides sacs des filets qui s’échouaient sur les rivages, elle donnait le métal aux guerriers et aux chasseurs. Une fois, elle avait découpé de longs rubans dans une voile. Malheureusement, à l’époque, on ne la prenait pas assez au sérieux pour l’aider à transporter tout ce tissu lourd et imbibé d’eau mais il avait démontré son utilité. Les bateaux coulaient par la volonté d’En on míl frichtimen et il en offrait ses fruits aux enfants de Tir Fradi. Brid n’était jamais désolée de piller, à peine émue parfois quand elle trouvait des cadavres de noyés parmi les décombres. Elle leur donnait toujours une sépulture décente. Elle aurait bien voulu les ramener aux leurs mais elle savait que les renaigse auraient pu considérer qu’elle avait été la responsable de leur sort et ainsi, Brid préférait sa vie au repos de ceux qui étaient déjà morts.

Il n’y avait aucun corps sur la plage de ce matin. Il y avait même peu de choses et grâce à cela, Brid avait pu voir le morceau de bois poli dépasser du sable. Elle s’était arque bouté en tirant… Et à présent, son nouveau trésor pesait une tonne derrière elle. Petite et menue, Brid n’était pas habituée à laisser une telle trace dans le sol alors qu’elle charriait péniblement l’étoile cerclée de bois dont elle ignorait tout de la fonction. Elle n’en avait jamais vu de telle, cependant, et ce qui avait attiré son attention c’est que par endroit le vernis était incrusté de ce après lequel les renaigse couraient en nombre : de l’or.
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Il était compliqué pour le jeune homme de retenir ses soupirs, et tout autant de feindre un juste milieu adéquat entre attention et désintérêt, lorsque venait le moment de demander des nouvelles à Malwen.

Cette dernière s’était aujourd’hui apprêtée avec application : elle avait coiffé ses cheveux en quatre tresses nouées ensemble derrière la tête pour en faire un chignon élégant et surtout beaucoup plus pratique pour voyager et, habillée des ses vêtements les plus neufs et les plus joliment colorés, elle ne laissait planer aucun doute sur sa destination du jour.

La nouvelle-Sérène.

Artus ne parviendrait pas à la dissuader cette fois-ci, pas même au nom de sa visite et du temps qu’ils pourraient passer tous les deux.

“Madame de Sanchez m’a invitée à déjeuner pour fêter ma remise sur pied ! Je t’ai déjà parlé d’elle, tu dois te souvenir ?”
“Non”, prétendit aussitôt un Artus de mauvaise foi qui sut immédiatement avoir pris la mauvaise décision lorsqu'il se rappela que sa sœur ne se lassait jamais de lui répéter les choses.
“C’est une fervente suivante de Maeva d’Ortian. Elle pense, à raison, n’est-ce pas-” appuya-t-elle comme si ce passage était spécialement censé convaincre son frère (et c’était sans doute le cas). “-Que de bonnes relations entre nous tous ne peuvent qu’être bénéfiques. Elle m’a beaucoup parlée de son peuple et de sa culture, et nous devions déjà nous revoir il y a une semaine mais-”
“Et tu as déjà accepté de la voir ?” L’interrompit-il.

Malwen lui adressa un sourire, l’un de ceux qui voulaient être sincères mais ne pouvaient dissiper quelques traces de gêne, ou peut-être bien de peine. Artus lui rendit une expression farouche et mutique.

“Oui, bien sûr.”

Il ne parvint pas cette fois à retenir son soupir.

Malwen reprit plus doucement, refroidie dans son enthousiasme et en même temps trop habituée (et déterminée) pour tarir définitivement le flot de ses paroles.

“Je t’avais déjà dit comme elle m’a accueillie lorsque j’ai commencé à me sentir mal, tu te souviens ? Elle m’avait offert de me réchauffer près de sa cheminée le temps que je me sente de rentrer.”

Le chasseur détourna le regard pour se prendre de passion pour la mer qui allait et venait doucement au loin, sur la plage, là où le vent sifflait plus fort et où le village paraissait d’autant plus sûr ainsi protégé de tout.
Il lui manquait tout de même ulgs et vailegs pour apporter un réel sentiment de sécurité au natif de Vighulgsob, surtout lorsqu’il lui arrivait d’apercevoir un étranger converser avec certains membres du clan des souffleurs d’os.

“C’est aussi elle qui m’avait fait goûter ses biscuits”, insista-t-elle. “Tu sais, ceux que j’avais ramené et auxquels tu n’as même pas voulu toucher !”

Malwen mit les poings sur les hanches en faisant mine de se fâcher.

“Oui”, marmonna en seule réponse son frère avec la mine fermée de quelqu'un se faisant réellement gronder.
“Et les bougies parfumées !”
Oui, je sais, s’agaça-t-il, cette fois, plus sèchement.

La tension monta d’un cran et flotta là, momentanément intouchée.

Madame de Sanchez ne manquait jamais d’être dépeinte comme la plus généreuse et la plus aimable des femmes ; cependant Artus, naturellement, refusait de croire à ce strict état de fait et préférait rejeter la faute sur la naïveté bienveillante de sa sœur, prête à boire la première boisson chaude empoisonnée pour peu qu’on lui ait raconté qu'il s'agissait d'un signe d’amitié.

Il était vrai néanmoins que madame de Sanchez avait fait preuve de gentillesse l’hiver dernier, lorsque sa sœur avait attrapé la fièvre et passé deux semaines entières sous les couvertures à suer et à grelotter. L’étrangère avait fait envoyer un bouquet de perce-neige, selon l’appellation de sa langue, en racontant que là d’où elle venait, ces fleurs avaient pour habitude de sortir des congères et de fleurir en plein froid. Le messager s'était appliqué à lire à voix haute la lettre de cette dame à Malwen pour raconter des souvenirs du continent, là où lorsqu’il neigeait elle avait pour habitude de faire des bonhommes de neige, à l'époque avec ses défuntes sœurs, et comment le givre faisait briller le lac qui bordait sa demeure d’alors.

Tout cela sous les yeux d’un petit frère tout à fait consterné qui n’avait pu qu’attendre que Malwen parvienne à trouver une réponse satisfaisante, que le pauvre garçon messager avait dû apprendre de mémoire sur le tas. Artus avait naturellement dû la censurer sur les anecdotes d’enfance que Malwen avait voulu partager, et ne doutait pas qu’elle ne s’était pas privée de les raconter tout de même après cela.

Il n’aimait pas cette femme car elle était à l’évidence devenue l'une des caranten de Malwen.

“Je devrais y aller”, murmura tout à coup Malwen.

Artus s’arracha à ses pensées pour poser sur elle des yeux ronds.

“Si tôt ?”

Mais il savait que c’était le bon moment, ou ils allaient encore se disputer. Elle savait aussi.

“J'ai déjà beaucoup tardé.”

L’espace d’un flottement, son sourire devint plus affectueux, et Artus se sentit capable de le lui rendre, bien que le sien avait toujours été de nature plus discrète.

“Oh !”

Malwen se mit soudain à fouiller sa besace et en sortit un petit paquet souple soigneusement fermé avant de le tendre au chasseur.

“Tu passes voir Brid, n’est-ce pas ? Je n’ai pas réussi à la trouver ce matin, elle devait encore être sur la plage ou dans les bois…” Songea-t-elle, avant d’expliciter : “Tu peux lui donner ça pour moi ?”

Artus récupéra le paquet avec un brin d’hésitation, d’autant plus lorsqu’en l’inspectant, il reconnut l’ouvrage inutilement décoré des renaígse.

“Je peux”, échoua-t-il à ne pas soupirer une nouvelle fois.

Il préférait malgré tout la façon qu’avait Brid de s’intéresser aux étrangers par rapport à sa soeur : de loin.

“Merveilleux !”

Malwen se releva avec énergie, et les deux frères et sœurs se firent leur au revoir avec la même note mélancolique qui revenait chaque fois que les sujets délicats étaient abordés.

Après quoi le jeune homme préféra gagner du temps en demandant aux autres membres du clan Vígnámrí s’ils n’avaient pas vu Brid quelque part, et l’un d’entre eux sut lui répondre qu'elle avait été surprise en train de trimballer une drôle de chose jusqu’à son feu dans la matinée.


Le rivage est plus sûr, mais j'aime me battre avec les flots - Artus XGvrD6o



Le pas qui porta Artus jusqu’à la petite cueilleuse était discret et léger par habitude, même si son intention n’était pas à surprendre, et même s’il mentirait en prétendant que cela ne l’amusait pas, de temps à autre, secrètement, d’arracher un sursaut à quelqu’un.

Il donna néanmoins largement le temps à Brid de le repérer lorsqu’il arriva à sa hauteur, car il oublia comme souvent de s’annoncer tandis que deux yeux verts commençaient déjà à parcourir le feu de camp de la cueilleuse. Il se tenait debout, juste à côté de la chaise que la jeune femme occupait toujours —celle tournée vers la falaise—, et observait comme tout était toujours rangé à sa place et comme, de fait, un objet en particulier sortait de l’ordinaire.

Artus s’accroupit auprès de Brid au lieu de s'assoir sur l'une des chaises et lui adressa enfin un regard ; l’expression pleine de curiosité. Il ne souriait pas, mais dans ses yeux dansait une lueur tranquille qui pouvait tout aussi bien s’y apparenter, venant de lui.

“Qu’est-ce que tu as encore trouvé ?”

Encore signifiait dans son cas qu’il la trouvait particulièrement douée pour dénicher les plus étranges objets. Il en oubliait qu’il avait, lui aussi, encore un cadeau à lui offrir de la part de Malwen, précieusement gardé à l'intérieur de la paume de sa main.

Il ne repéra pas immédiatement Saya, mais ne s’en inquiéta pas car la chouette de Brid allait et venait aussi librement que Malo avec lui ; même si la liberté de Malo, présentement, se résumait à son repos forcé au village depuis sa blessure.

Artus cligna des yeux et sembla s'éveiller, la saluant très en retard :

“Beurd tír to mad”, prononça-t-il doucement.
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Brid releva les yeux pour dévisager sans se priver Artus qui s’approchait. Elle avait callé le grand morceau de bois et s’était muni d’un morceau de métal tordu par ses soins avec lequel elle curait le bois pour l’affaiblir. Elle comptait bien en retirer les plaques brillantes et n’arrêta pas son entreprise à cause de la présence du chasseur. Elle savait – parce que tout se savait dans un village – que Malwen retournait au village des étrangers aujourd’hui. Artus ne pouvait en être satisfait et Brid ne voulait pas attirer son mécontentement, d’autant qu’elle n’était pas tout à fait en désaccord avec lui au sujet du grand village des Yeux dorés. S’y aventurer devait se faire avec prudence ; que se passerait-il si un jour un étranger ne voulait pas que Malwen reparte ?

Ils iraient la chercher, évidemment. Le village ne l’y laisserait pas. Mais ce serait effrayant et embêtant. Brid préférait que les étrangers viennent chez elle que l’inverse parce qu’ils avaient de grands yeux ronds devant tout ce qu’ils voyaient et faisaient parfois commerce. Le reste du temps, ils parlaient trop pour leur propre bien, et Brid n’aimait rien plus que de leur faire croire qu’elle ne parlait pas leur langue pour glaner autant d’informations que possible.

- Je ne sais pas.

Répondit Brid à Artus sans prendre la peine de le saluer comme il l’avait fait. Il avait oublié et ce n’était pas nécessaire. Ils s’étaient salués la dernière fois. Probablement. Brid frotta un peu sa propre épaule puis jaugea Artus du regard, des pieds à la tête, avant de lui tendre son grattoir.

- Tu veux aider ?

C’est qu’Artus était plus grand qu’elle et plus fort également, et puisqu’il était là… Brid avait toujours le ton et les yeux tranquilles. Elle scrutait Artus par en-dessous et l’ombre d’un sourire dansait sur ses lèvres, comme si la situation lui donnait envie de rire. Elle trouvait beaucoup de choses comiques là où on ne voyait pas nécessairement l’amusement, et inversement.

- Je vais prendre ce qui brille. Je ne sais pas ce que je vais en faire. Pas encore. Je veux comprendre pourquoi les étrangers trouvent ça si précieux. C’est lourd !

Elle désigna le bois autant que le métal qui y était accroché. Brid ne le savait pas mais elle avait devant elle le gouvernail presque complet d’un navire, une pièce rare et qui piquait sa curiosité puisqu’évidemment, les Natifs ne possédaient pas de roue et encore moins de gouvernail. La qualité du bois était exquise. Brid ne connaissait pas d’essence similaire sur Tir Fradi, elle trouverait bien quelque chose à faire d’une pièce massive. Peut-être pourrait-elle revendre les gravures sur le bois qui représentaient des alignements d’étoiles ? Cela lui arrivait, de refourguer aux étrangers ce que la mer crachait sur les plages de l’île, ce qu’ils avaient fait de leurs propres mains mais qu’ils ne reconnaissaient visiblement pas. Parfois, parce qu’ils étaient impotents et ignorants, incapables de faire quelque chose de leurs dix doigts, d’autres parce que le sel – ou Brid, par hasard – avait trop abimé l’objet pour lui donner « du cachet » comme disaient certains étrangers. Brid avait remarqué que parmi les plus enthousiasmes des étrangers on retrouvait toute une frange qui aimait de vieilles choses inutiles et très écornées, comme si l’avoir décapé lui ajoutait de la valeur. Brid ne comprenait pas mais elle s’en fichait. Elle obtenait des choses utiles en échange.

- Je peux cuisiner si tu me retire le métal qui brille.

Ajouta Brid en soupesant son grattoir, après un instant de réflexion, parce qu’il fallait bien que ça vaille la peine pour Artus.

- Comment vas-tu ?

Elle demanda en reculant de quelques pas pour raviver la flamme de son feu.

- Il y a des nouvelles ?

C’était une question générale que Brid posait à ceux qui venaient d’autres clans, particulièrement de celui d’Artus, parce que leur tendance à se montrer farouches ne l’enjoignait pas à leur demander directement ce qui se passait dans l’enceinte de leur village. Tourné comme ça, c’était très bien avait décidé Brid. Général et on le prenait comme un voulait. Elle était curieuse, cependant – toujours – de savoir ce qui se tramait depuis la Fête de l’Equinoxe dans la tête du Màl d’Artus. Celui de Brid avait condamné les actes de Cadell, sans parler d’Odran qui était la coqueluche du village pour certains. Brid s’en tenait loin. Fut une époque où l’amour jeune Odran pour les objets des étrangers les avaient vaguement vu proches, ou tout du moins les avait fait se côtoyer, mais Odran était de dix ans le cadet de Brid et elle le trouvait à présent bien présomptueux de se nommer « dignitaire » à la façon des étrangers.

Tout cela n’allait certainement pas améliorer les relations entre et. Brid s’inquiétait un peu. Elle se demandait combien de temps Malwen pourrait voir son frère sans que celui-ci soit au moins pris à parti. Mais Brid n’y pensait pas tant que cela. S’angoisser c’était souffrir deux fois et elle ne pouvait rien faire face à la tempête qui grondait à l’horizon si ce n’est préparer son foyer pour être à l’abri quand elle se déchainerait.
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La façon qu’avait l’objet de briller sous les rayons du soleil, occasionnellement obstrués par quelques nuages blancs, rappelait à Artus les fusils des renaígse, ou encore leur armure, et comme le métal se mettait à scintiller à la moindre lumière. Cela lui permettait parfois de repérer certains groupes de loin et lui donnait le temps de les contourner largement… Mais la mystérieure étoile jaune ne ressemblait à aucune sorte d’arme.

Brid ne savait pas non plus de quoi il s’agissait ; ce n’était pas très grave. Elle le découvrirait par ses propres moyens, ou bien lui trouverait une toute nouvelle utilité.

Il ne remarqua même pas qu’elle ne lui avait pas rendu son salut, et quand il le remarquait ne s’en souciait de toute façon guère, parce que Brid avait son langage propre et nul besoin de fioritures. Il comprenait.

Artus tendit le bras pour saisir sans un mot le grattoir qu’elle lui tendait ; il était toujours accroupi, en équilibre, et le resterait jusqu’au moment où les fourmis le prendraient aux jambes, ce qui mettait généralement du temps à arriver car l’immobilité lui allait très bien et qu’il préférait étrangement rester ainsi que s’assoir sur l’une des chaises.
Il se délesta par ailleurs de son arc et de son carquois sur l’une des chaises en question, d’un mouvement momentanément maladroit car il tenait l’outil d’une main et le cadeau de la part de Malwen de l’autre.

Il scruta ensuite le grattoir comme si c’était la première fois qu’il le tenait entre ses mains, le visage baissé et la mine songeuse. Ce n’était pas le cas, bien entendu ; la lueur malicieuse qui dansait au fond des yeux de Brid était déjà apparue lorsqu’elle lui avait appris à faire il y avait de cela plusieurs années.

Il ne se mit pas tout de suite au travail, à cause de ses mains prises, mais oublia encore de lui donner le cadeau, tout perdu qu’il était à présent dans la contemplation de l’objet.

“Va savoir. C’est peut-être symbolique ?” Suggéra-t-il, car il ne voyait réellement aucune utilité possible à cette chose.

Trop lourd, trop joli ; c’était le genre de décoration que l’on posait là et à laquelle on ne touchait plus de peur de l’abîmer.

Sauf lorsque l’on était Brid et que l’on ne craignait pas de décortiquer pour apprendre.

Artus leva deux yeux verts plus ouverts et plus vivants sur la jeune femme. Elle savait piquer son intérêt.

“Cela me convient.”

Dans son village, il avait appris à considérer que aider pour passer du temps ensemble et aider parce qu’on avait besoin d’aide étaient deux choses distinctes et très différentes —que c’était l’indépendance, les compétences et la fierté séparaient les deux. Brid mettait tous ces concepts à part avec une aisance déconcertante : elle demandait par plaisir, par facilité, par amusement. Sans volonté de lui manquer de respect malgré tout ; elle ne proposerait pas de cuisiner autrement.

Artus posa les fesses sur le sol, suffisamment proche de Brid pour continuer de parler mais suffisamment loin pour ne pas risquer de la bousculer avec un faux mouvement à force de manipuler la lourde étoile.

“Je me porte bien”, répondit-il posément, sans faux-semblant car c’était le cas et qu’il lui confiait généralement lorsque ça ne l’était pas.

Il lui tendit une main ouverte, paume vers le ciel, au creux de laquelle se trouvait un joli petit paquet bleu peints d’arabesques plus foncées et refermé par de petites ficelles brillantes.

Il ne pouvait plus oublier le cadeau puisqu’il le gênerait à présent franchement dans sa tâche.

“De la part de Malwen”, lui indiqua-t-il sans regarder dans la direction de Brid, non pas par désintérêt ou mauvaise humeur mais parce qu’il était en train d’étudier comment il allait bien pouvoir décortiquer cette étoile.

Lorsqu’elle récupéra le paquet, il poursuivit avec plus de soucis dans ses sourcils froncés.

“Les renaígse ont blessé Malo”, annonça-t-il d’une voix grave et basse. “Je n’étais pas là sur le moment. Il est revenu à moi avec une lance plantée dans l’épaule.”

Il réajusta l’étoile sur ses jambes et commença à se mettre au travail pour ne pas trop y penser même s’il en parlait.

“Une doneigad de Wenshaveye nous est venue en aide, alors il va bien. Il est au repos au village, je crains juste qu’il ne se remette pas à temps.”

Le vent siffla brièvement plus fort qu’avant, et le grattoir racla le bois bruyamment plusieurs fois avant que le chasseur ne reprenne, l’esprit tourmenté.

“Notre Mál compte lancer la chasse à Cadell. J’ai l’intention de participer”, confia-t-il finalement.

Il avait parlé de ces choses-là avec Malwen, mais pas encore avec Brid, avec qui il aimait mieux parler lorsque le gros de ses émotions étaient retombées. Il avait la sensation que s’il élevait trop la voix ou la regardait trop méchamment Brid disparaîtrait dans la brume et ne se laisserait plus jamais trouver, mais peut-être aimait-il simplement prendre grand soin de leur amitié.

Il ne cachait pas son mécontentement pour la façon dont les évènements s’étaient déroulés lors de la Fête de l’Equinoxe, et ne pouvait s’empêcher de se demander si cela se serait mieux passé s’il avait été là, s’il avait choisi d’accompagner Cuán, qui avait souvent le malheur de devoir répondre présent au nom de Mordun.
Artus avait remarqué les absences de plus en plus répétées de Merryn, mais il ne l’avait pas interrogée. Ce n’était pas ses affaires, avait-il alors songé, et en fin de compte c’était à présent celles de tout le clan.
Leur honneur était en jeu car aucun n’avait su prévenir cette tragédie.

Ses mouvements ralentirent, se trouvèrent suspendus là, et il croisa le regard de Brid.

“Je te souhaite d’avoir de meilleures nouvelles”, lui offrit-il avec sincérité, tel un enfant qui réclamait une histoire plus belle qui aurait une bonne fin. “Saya va-t-elle bien ?”

Il demandait car c'était Saya qui ne se trouvait pas sous ses yeux aujourd'hui ; Brid était déjà là et libre de lui confier tous ses tracas si elle en ressentait le besoin. Elle savait, s'imaginait-il, même s'il ne le lui avait jamais confié avec des mots.
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- Je pense. Une partie au moins.

Admit Brid car il était évident à ses yeux qu’on avait mis de l’or sur le bois pour faire joli. Les étrangers ne semblaient jamais l’employer à autre chose qu’à des fonctions symboliques ou décoratives.

Brid sourit quand Artus accepta sa proposition et vite, vite, la voilà près du feu. Elle écarta une bûche qui se consumait, noire et ardente, pour plonger son tison dans la cendre qu’elle écarta avec soin. Ensuite, elle prit la peau qu’elle prenait toujours et qui séchait sur un étendoir fait d’un long os qui reposait sur deux structures de métal, mélange improbable entre de l’artisanat natif et continental. Dans la peau, elle mit les coquillages, et après avoir les avoir bien enfermés, elle les glissa sous la cendre dont elle recouvrit leur réceptacle avec soin. Elle mit la bûche un peu plus loin. Ainsi, ils allaient cuire à l’étouffée. C’était une méthode que Brid avait inventé car on ne mangeait guère de produits de la mer, c’était un produit vers lequel on se tournait en cas de grande disette. Brid trouvait que c’était une source supplémentaire de calories pour tout le village et que l’aspect un peu mou et filandreux était bien pratique pour nourrir les anciens. Elle leur réservait tous les jours une part, à eux et à leurs dents pas toujours bien fixées qui peinaient à mâcher la viande pour peu qu’on ne la fasse pas bouillir pendant des heures. D’habitude, elle allait manger à leurs côtés, mais ce jour-là elle décida de rester auprès d’Artus qui travaillait gentiment pour elle.

La tête légèrement penchée sur le côté elle observa l’or tomber parfois en petite poussière, parfois en morceaux entiers, et son expression de curiosité ne changea pas quand le jeune chasseur lui confia le cadeau de sa sœur, pas plus que son sourire ne s’effaça. Elle pressa le paquet et se frappa la poitrine pour signifier sa gratitude.

- Merci.

Il faudrait rendre la pareille à Malwen, songea Brid, à moins que ce ne soit quelque chose d’utilitaire, en ce cas il faudrait lui rendre un service. Brid s’apprêtait à ouvrir le paquet mais la nouvelle qu’Artus lui apprit parvint à faire glisser le sourire de ses lèvres. Elle posa ses yeux sombres sur le jeune chasseur, la mine calme et attentive.

- Sais-tu qui des étrangers est à blâmer ? Les Lions ?

Demanda doucement Brid qui s’était approchée en silence d’Artus, comme pour le soutenir de sa présence. Elle ne cessa pas de tourner sa braise pourtant. Elle ne voulait pas le couvrir de pitié, il pourrait se sentir faible alors, et c’était une terrible insulte à faire à quiconque.

La cueilleuse ne demandait pas pour dédouaner quiconque parmi les étrangers. Elle avait davantage la vengeance en tête, bien qu’elle ne l’aurait pas qualifiée ainsi elle-même. Il y avait une normalité culturelle à réagir à un crime par un châtiment d’une même ampleur, une sorte d’équilibre des forces, que Brid intégrait trop pour penser à une représailles comme un acte de rancœur.

Elle se fichait des étrangers, mais elle ne se fichait pas de Malwen, d’Artus ou de Malo.

Brid hocha lentement la tête, tranquillisée par l’évocation d’une femme de Wenshaveye. Pouvait-on rêver meilleure assistance qu’un de leur guérisseur ?

- Je prierai.

Elle assura Artus avec beaucoup de sérieux avant d’écouter la suite, au sujet de ce fameux « Cadell ». De lui aussi, elle se fichait comme d’une guigne, mais elle prit un instant pour s’appesantir sur le sujet. Mordun avait donc décidé que la chasse était ouverte… Il était temps. Mais il y avait quelques problèmes à ce sujet. Brid décida d’aborder d’abord ce qui l’intéressait et la préoccupait davantage :

- Je t’apporterai des herbes pour Malo.

Le chemin n’était pas court jusqu’à Vighulgsob mais tant pis. Brid, bien ancrée dans sa routine, n’avait pas pour coutume d’en déroger. Deux fois tant pis. Elle aurait été effondrée que Saya lui soit arrachée précocement et un ulg pouvait vivre longtemps. En outre, elle se savait savante dans toutes les herbes qui soignent du temps où elle avait assisté Ceri, peut-être plus savante que beaucoup de cueilleurs car elle ravitaillait également des doneigada de Wenshaveye sur leurs ordres et leurs instructions. Parce qu’elle avait la confiance des doneigada, Brid savait des choses et celui lui conférait une assurance dénuée d’orgueil. Elle pouvait être utile, elle n’aspirait qu’à cela, et il tombait sous le sens qu’elle aide Artus. Après tout, sa sœur venait de lui offrir un cadeau et même si Artus n’était pas sa sœur, ils étaient de la même famille. C’était un peu la même chose.

- Tu pourras proposer mon nom à ton Màl s’il veut un guide.

Elle ajouta, en gage de bonne volonté, pour faire un échange de services. Elle n’aurait guère eu d’intérêt à traquer Cadell autrement mais il fallait le reconnaître : Vighulgsob vivait en isolation et Cadell, qui avait de nombreux soutiens sur l’île, n’était certainement pas allé se réfugier sur le territoire de son ancien village. Les ulgs l’auraient flairé. Non, il était ailleurs, et pour le débusquer il fallait entretenir de bons rapports avec les autres villages et connaître les recoins des marais et des montagnes… Vighulgsob disposait d’une Gardienne du savoir mais Brid la savait peu intéressée par ces choses-là. Elle était donc ce qui se rapprochait le plus d’une adepte des chemins cachés de l’île.
Peut-être Mordun ne voudrait-il pas, à cause du village où elle avait grandi, mais cela ne coûtait rien de suggérer. C’était aussi une façon courtoise de faire remarquer que, probablement, les guerriers de Vighulgsob n’iraient pas loin par eux-mêmes. Brid ignorait s’ils y avaient beaucoup réfléchi, ils étaient tant sur la défensive, obligés de réagir au lieu d’être proactifs. Elle ne voulait pas que le village des ulgs noirs se referme comme une noix, lui seul contre les étrangers, lui seul défenseur de ce qu’ils restaient de leur fierté.

Autrement, comment Artus pourrait-il voir Malwen ?

- Mes nouvelles sont habituelles.

Répondit tranquillement Brid.

- Il fait trop jour. Elle est dans les bois. Elle se porte très bien. Le printemps lui fait faire des moissons de mulots dès que nous allons cueillir. Elle va s’engraisser.

Le ton de Brid était affectueux et malicieux tout à la fois. Probablement qu’elle ne se formalisait pas vraiment que Saya prenne un peu d’embonpoint. Ce n’était pas comme si son choix de compagne était très logique avec ses fonctions : Saya ne l’aidait pour rien, un faucon lui aurait été plus utile, du moins c’est ce qu’un regard extérieur aurait pu penser. Brid avait pourtant l’habitude de Saya comme Saya avait l’habitude de Brid, tant qu’elles avaient toutes les deux convenues de vivre une grande partie de leur existence avant l’aube pour profiter de la présence de l’une et de l’autre. Un bon compromis entre une créature de la nuit et du jour ; exister juste avant ses premiers rayons.
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Du coin de l’œil, entre deux grognements d’effort pour déloger l’or du bois, Artus surveillait le repas que préparait la cueilleuse. Non pas qu’il manquait de confiance en Brid pour s’acquitter de cette tâche ; c’était simplement qu’il n’y avait que chez elle que les repas pouvaient se constituer… De coquillages. Le goût le surprenait éternellement, et il s’y était sans doute risqué avec beaucoup d’hésitations (face aux encouragements de Malwen) la toute première fois.
Les coquillages représentaient si bien l’esprit de Brid qu’il craignait d’insulter son essence même en avouant qu’il n’aimait pas tout à fait cela. Il se contentait alors généralement de mâcher avec la plus impassible des expressions.

Le remerciement de Brid venait du cœur ; le sourire d’Artus également, aussi fugace fut-il.

Car les nouvelles n’étaient pas tout à fait bonnes, malheureusement, et en même temps, heureusement n'étaient pas tragiques non plus.

“Je l’ignore”, confia-t-il en un murmure.

Il décida de reprendre sa tâche avec plus d’aplomb pour se distraire de son désir de vengeance aveugle ; à quoi bon frapper dans le vent, n’importe qui, si cela risquait de ne lui attirer que des ennuis ? Pire encore, à son clan ?
Il préférait lorsque c’était son Mál qui jugeait du crime et le punissait avec la justesse qui caractérisait toutes ses décisions.

Un gros morceau d’or tomba par terre et heurta la jambe du chasseur, qui ne broncha pas mais s’interrompit pour le décaler du pied, en l'éloignant à la fois de sa cuisse mais également du feu. Les décorations n’étaient pas seulement de surface : le métal faisait partie intégrante de la structure, ce qui le rendait d’autant plus difficile à arracher par endroit.

Son expression se détendit subtilement lorsqu’elle annonça vouloir amener des herbes à Malo. Si les guérisseurs de Wenshaveye étaient parmi les plus renommés parmi les clans, Brid avait aux yeux du jeune homme volé toute la vedette aux autres cueilleurs : elle était curieuse et prudente, appliquée et dévouée. Il avait confiance.

Et Malo appréciait sa présence autant que lui.

“Je t’accueillerai”, lui répondit-il avec une voix qui aurait dû être emplie de douceur mais qui s’étouffa dans un léger râle d’effort alors qu'il venait de déloger un gros bout de l'étoile.

Ses mouvements ralentirent ensuite néanmoins et Artus observa une pause contemplative, les yeux baissés sur ce morceau doré qui venait de tomber par terre, et en fronçant les sourcils avec l’expression typique d’un natif de Vilghulgsob qui se voyait proposer de l’aide sur une affaire jugée interne.

“J’ignore si Mordun acceptera. Voudra. Aimera.”

Il hésita.

“Mais je lui transmettrai ton offre.”

Car c’était le moins qu’il puisse faire au nom de la générosité de Brid, et qu’il lui était reconnaissant même s’il préférait secrètement que son clan gère ce problème en particulier par eux-mêmes puisque les agissements de plusieurs de leurs membres les avaient d’ors-et-déjà amplement déshonorés.

Le sourire revint aux coins de ses lèvres, discret mais présent tel que Brid savait le dessiner sur son visage. Elle ne donnait jamais l'air d'essayer, et c'était cela le plus confortable.

Il était tout aussi amusant de voir Malo s’arrondir que d’imaginer Saya s’engraisser ; c’était un peu comme regarder un enfant avoir trop mangé. En ce qui concernait Malo, cela le faisait dormir plus souvent, plus longtemps, et tendait même à le rendre paresseux jusqu’au moment où il s’ennuyait trop pour se satisfaire de son oisivité.
C’était la preuve d’une belle vie.

“J’en suis heureux.”

Bien qu’il craignait à présent qu’une flèche se perde dans la chair de Saya comme le bout d’une lance s’était enfoncée dans celle de Malo.

Artus cligna des yeux lentement, à quelques reprises, avant de s’éveiller de nouveau et de retourner plusieurs fois l’étoile de bois entre ses mains, avec de grands gestes précautionneux pour éviter de se cogner ou pire encore de cogner Brid. Il la posa ensuite sur le côté.

Le tas d’or luisait délicatement à la lueur des flammes. C’était joli, à n’en point douter, même si le jeune homme ne l’avouerait jamais simplement car l'ouvrage provenait des renaígse.

“J’ai fini”, annonça-t-il sobrement.

Il avait un peu chaud, un peu mal aux bras et aux épaules, et au lieu de se plaindre le chasseur se contenta de faire rouler ses muscles lentement, l’expression perdue dans les bûches qui brûlaient.

“Que comptes-tu en faire ?” Demanda-t-il alors, sincèrement curieux de découvrir si Brid avait d’ors-et-déjà quelques projets originaux comme elle savait en avoir.

Le feu se reflétait dans ses yeux et il s’installa plus confortablement pour le regarder, en tailleurs, le dos voûté et les bras appuyés sur ses cuisses.
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- Dommage.

Répondit Brid du ton de celle qui aurait probablement fait trébucher le prochain Lion qu’elle aurait croisé si cela avait pu tirer le début d’un sourire à Artus. Elle s’approcha de lui tandis que les mollusques cuisaient dans leur gangue de charbon, retira de son épaule une écharde et de l’autre un peu de poudre d’or. Puis, penchée en avant, elle observa un instant son travail, les entailles laissées par l’outil qu’il maniait. Elle ramassa un morceau du métal tout jaune et le porta face au ciel pour mieux le regarder. Réduit en charpie, on ne distinguait plus que le débris avait fait partie d’entrelacs plus larges et complexes.

- Je te remercie.

Lança tranquillement Brid alors qu’Artus assurait qu’il l’accueillerait, même si c’est elle qui lui rendait une forme de service. Il fallait être prudent quand on offrait, de l’avis de Brid, ne rien dire qui donne le sentiment qu’il faille un paiement en échange. La cueilleuse retourna s’assoir et inclina la tête quand Artus sembla hésiter au sujet de Mordun.

Evidemment, le Màl pourrait prendre ombrage de cette proposition.

- Tu n’es pas obligé. C’est pour t’aider. Si cela ne t’aide pas et t’embête, ne le fais pas.


Jugea Brid, parfaitement détendue, qui ne comptait pas donner en chichis comme à son habitude. Inutile d’attirer des ennuis à Artus. Son Màl n’était pas exactement réputé pour être un joyeux luron, Brid ignorait à quoi ressemblaient ses colères, même si Artus ne pourrait pas s’en tirer à bien méchant compte en faisant une telle suggestion. Ce n’était rien d’irrespectueux et de déplacé. Cependant, une petite soufflante était une soufflante quand même…

- Il faudra que vous ayez quelqu’un qui sait parler aux autres villages. Et s’il est allé se réfugier très loin vers le volcan ? Tu sais que certains villages n’ont jamais vu d’étrangers, hm ? Tu sais qu’ils ne s’en préoccupent pas ? Peut-être que le conseil ne sait même pas ce que Cadell a fait.

Brid en doutait mais elle l’espérait un peu. Au moins, ils n’en perdraient pas le sommeil. Cette affaire avait pris des proportions ridicules, Vighulsgob et Vigsoneigad auraient dû être capables de se mettre autour du même feu pour la discuter avant de la régler, mais parce que l’un était trop fier et l’autre trop passif, les ricochets du caillou qu’était Cadell atteindraient probablement d’autres villages.

Cela avait déjà commencé.

Brid commença à repousser la braise, et de sous la braise elle extirpa la peau, et de sous la peau les coquillages qu’elle versa dans un bol de bois grossièrement taillé. Elle en aligna ainsi plusieurs près de la limite de son feu pour que quiconque désirant se restaurer vienne se servir. Elle sourit quand Artus dit qu’il en était heureux et lui servit une bonne portion parce qu’il était jeune, vigoureux et avait besoin de manger – et parce qu’il venait de l’aider et était son ami. Elle lui apporta seulement quand il assura avoir fini et posa son outre près de lui pour qu’il puisse s’y abreuver.

- Je te remercie.

Répéta la cueilleuse. Elle lorgna vers le tas de paillettes et de copeaux avant d’hausser les épaules.

- Je vais apprendre le commerce des étrangers.

En joignant son pouce et son index, elle traça une sorte de rond qu’elle positionna par-dessus son œil comme pour mimer ce qu’ils appelaient des « pièces ».

- J’achèterai des choses chez eux, des choses avec cet or qui est à eux. Ils ne gagneront rien.

Ce qui n'était pas tout à fait exact. Le marchand s'enrichirait tout de même mais Brid ne le voyait pas de cet oeil. Seul lui importait de donner ce qui avait de la valeur pour elle : les secrets du vent, de la mer et des arbres. Cela lui aurait coûté. Elle utilisait l'avidité des renaigse pour obtenir ce qu'elle voulait comme utilisait la force du courant pour porter des choses lourdes jusqu'au rivage. C'était une constante contre laquelle on ne pouvait pas lutter, autant la retourner à son avantage.

Au lieu d’entamer son propre repas elle se redressa lestement et s’étira avant de se diriger à grands pas vers sa réserve, une structure en os recouverte par une bâche de peau. Elle repoussa cette dernière et saisit l’un de ses trésors avant de le présenter à Artus.

- Tiens. Il faut regarder dedans.

Elle désigne le bon embout de ce qui s’avérait être une longue vue.

- Mais ne me regarde pas avec. Regarde plus loin.

Instruisit Brid avec soin avant de revenir prendre place près du feu. Elle observa Artus, les yeux pétillants et malicieux, alors qu’elle ouvrait son premier coquillage. Elle brûlait de voir sa réaction et ne dit pour le moment rien quant à la façon dont l’objet était relié à sa nouvelle trouvaille, à ses projets, et dont il pourrait apporter également à Artus… Elle attendit de voir s’il aurait tout seul une idée.
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Elle l’épousseta, lui retira une écharde de l’épaule qu’il n’avait pas encore réalisé être là, et qu’il aurait eu bien du mal à déloger lui-même dans tous les cas. Artus ne lui jeta qu’un coup d’œil, sage et travailleur, nullement intrigué par son geste maternel. Il fallait d’ordinaire oser passer outre l’aura farouche du jeune homme, mais s’il était assis là, à s'occuper sans nervosité que le repas soit fait (et cela même s’il rendait service en retour), c’est qu’il ne penserait pas grand-chose de son attention.

Il n’était pas obligé. Il le savait. Un raz-de-marée peinerait davantage à le contraindre que l’assurance qu’il avait le choix.

“J’ignore, Brid.”, confia-t-il avec sincérité. “Notre Màl est…”

Il n’osa pas dire quoi que ce soit qui serait susceptible d’être interprété comme de la dépréciation. En partie parce qu’il n’en avait jamais ressenti aucune, mais surtout parce qu’il n’appréciait évidemment guère qu’on dépeigne son Mál comme une personne déraisonnable. Il ne l’avait jamais été, et seuls les étrangers étaient fautifs de le forcer à se montrer plus dur. C’était une bonne nécessité, prudente, qui les gardait en sécurité.

“… Occupé”, décida-t-il après un silence contemplatif trop long. “Cette faute est nôtre, nous devons la réparer. Mais tes arguments sont vrais. Je déciderai la prochaine fois que je le verrai.”

Il avait besoin de sentir son Mál ouvert afin d’oser le déranger. Il craindrait dans tous les cas sa réaction, mais s’il était fier Mordun n’était pas pour autant dépourvu de jugeotte, loin de là, et saurait entendre les arguments et décider ce qui serait le plus juste. Comme toujours, Artus approuverait sa décision.

Le chasseur s’humecta après quoi les lèvres. Il aimait entendre par-dessus le silence de leur échange et le sons de ses efforts le crépitement du feu et la préparation du repas. Il ne se préoccupait guère de sa compagnie lorsqu’il devait manger, et trouvait même à vrai dire très ennuyeux la perspective rapportée de Malwen, au sujet des renaígse, qu’on puisse s’attabler de force autour d’un repas pour y dédier un temps inutile. Il aimait toutefois le réconfort que lui apportait un moment partagé avec Brid.

Il prit le bol entre ses mains délicatement et le garda d’abord ainsi, pour se réchauffer le bout des doigts, pour apaiser l’effort achevé qui y pulsait encore. Il regarda au loin, content d’être assis par terre, auprès de Brid, et de laisser les soucis s’en aller avec les vagues qui battaient en retraite sur la plage.

Mais qui, toujours, revenaient ensuite.

“Le commerce ?” S’extirpa le jeune homme de ses pensées, soudainement, en levant le nez et en posant des yeux ronds, trahis, sur sa carants.

Il aurait pu essayer de se montrer diplomate dans sa surprise, néanmoins s’il en avait été ici capable alors il ne se disputerait pas comme il le faisait avec sa sír.

“Est-ce Malwen qui t’en a convaincu ? Tu ne devrais pas l’écouter”, accusa-t-il sans réfléchir que cela pourrait très bien être la propre initiative de Brid, et même que cela lui ressemblerait assez bien. “C’est dangereux. Ne le fais pas.”

C’était néanmoins renier à Brid sa nature insaisissable, son point de vue unique, nouveau, sur chacune des situations qui la rencontraient. Il l’avait pris en affection pour ces raisons, et pour ces raisons il ne put que retenir sa respiration en appuyant un vain regard désapprobateur sur la cueilleuse qui lui tournait à présent le dos et fouillait ses affaires.

Elle dénicha un drôle d’outil, qui, à la façon qu’Artus avait de le dévisager, ne trouva pas grâce à ses yeux. C’était de toute façon rarement le cas lorsque cela avait trait aux étrangers.

“Tu ne me convaincras pas”, reprocha-t-il tandis qu’il saissait, pourtant, l’objet long et étrange qu’elle lui tendait.

Il aurait voulu refuser de s’intéresser à la trouvaille de Brid, mais cela mettrait fin en même temps à leur échange. Il ne pouvait pas espérer sauvegarder la paix que sa carants lui inspirait d’ordinaire, car elle s’était volatilisé d’une bourrasque au moment où elle lui avait partagé son projet inconscient.

Il regarda à travers ce qu’il ignorait être une longue-vue, par le bout qu’avait désigné Brid. Il l’orienta vers la mer, et ne vit d’abord à travers les lentilles que le bleu uniforme du ciel - qui le laissa perplexe. Il fallut tourner l’objet dans une direction sensiblement différente pour qu’il distingue, tout à coup, la silhouette d’une mouette qui volait là comme s’il se trouvait juste en dessous et se contentait de lever le visage.

Artus écarta son œil de l’objet, sourcils froncés, puis regarda à nouveau. Le manège se répéta encore une ou deux fois avant qu’il n’abaisse la relique des renaígse avec un soupir appuyé des narines.

“Cette fantaisie ne sert à rien. Comme tout le reste.”, commença-t-il à critiquer en enterrant profondément la curiosité que lui inspirait l’objet ainsi que son mystérieux fonctionnement. “Quel intérêt de voir loin lorsqu’il suffit de tendre l’oreille-”

Mais le chasseur songeait aux forêts où il chassait, et la fin de phrase, bien que prononcée jusqu’à sa dernière syllabe, sembla s’interrompre elle-même.

Artus baissa les yeux sur le feu, et il sembla vouloir marquer particulièrement l’impassibilité de son visage, avec à peu près le même effort qu’il aurait eu si le volcan s’était mis à cracher du feu et qu’il avait tenté de l’ignorer.

Il rendit l’objet à Brid et récupéra le bol entre ses mains sans lever le regard, comme un enfant boudait sans avoir envie de paraître trop immature.

“C’est ton projet. Pour aller sur la mer. C'est cela ?”, demanda-t-il, car il avait finalement compris même s'il avait été long à la détente.

Il mangea sa première bouchée et ignora le goût étrange qu'il lui avait toujours trouvé avec beaucoup de facilité, puisque son expression était déjà contrariée.
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- D’accord.

Dit simplement Brid, pas contrariante. Elle ne voulait pas faire naître quelque détresse chez Artus. Elle savait comme il respectait Mordun, et elle-même n’aurait pas voulu qu’il critique son Màl alors qu’elle suspectait bien qu’il ne devait pas le porter dans son cœur. Brid n’était pas certaine de ce qu’elle pensait au sujet du roi des ulgs noirs. Il avait ses raisons, se disait-elle, pour agir ainsi. Et elle ne réfléchissait pas beaucoup plus que ça.

- Ne te tracasse pas.

Se contente d’ajouter la cueilleuse avec un de ses demi-sourires. Artus, sous ses airs calmes, était tiraillé par les soucis. Avec le départ de sa sœur, il y avait de quoi. Ce sujet là ne devait pas devenir un terrain de dispute. Brid se demanda cependant ce que valait cette brève pause, pourquoi il avait voulu chercher avec soin ses mots au sujet de Mordun. Désapprouvait-il de quelque chose qu’il avait fait ? Ou voulait-il lui rendre justice sans trouver le terme approprié ?

Ces discussions étaient rares avant l’arrivée de étrangers, se rappela sans mal Brid. Artus ne devait pas vraiment s’en souvenir car il était plus jeune qu’elle, mais elle était fatiguée que toutes les conversations tournent autour de l’extérieur au lieu d’autres sujets qui avaient leur importance : quid de leur peuple. Quid des clans encore confortablement cachés dans les montagnes. Quid de l’hiver qui allait arriver. S’ils ne se préoccupaient que de guerre, ils dépériraient.

Confortablement installée dans sa chaise, Brid nia d’un signe de la tête que Malwen l’avait poussée à quoi que ce soit, un mystérieux sourire aux lèvres. Elle laissa Artus essayer son trésor, elle le regarda se plaindre et renâcler avec un amusement discret jusqu’à ce qu’il daigne céder.

Qu’il avait l’air contrarié ! Elle récupéra la longue-vue et retourna s’assoir. D’habitude, elle s’en serait tenue là mais Artus était son carants. Elle pouvait s’ouvrir à lui quant aux idées qui foisonnaient dans ton esprit :

- On dirait que je t’ai fait un affront. Ce n’était pas mon intention.

Elle expliqua d’abord en ouvrant une coque d’un coup de son couteau plat.

- Pourquoi ce que fabriquent les étrangers est mal ? Réfléchis : ils retournent la terre et ils y plongent leurs griffes. Mais en enterrant ça, ou en le jetant à la mer je ne réparerais pas les plaies qu’ils ont infligé à notre île.

Elle attrapa entre ses canines le mollusque alors que ses mèches brunes et courtes, légères comme un nuage, retombaient devant ses yeux qui brillaient d’une lueur pleine de malice. La toujours tranquille Brid poursuivit en continuant de jouer du couteau.

- Je ne vais pas aller chez eux pour commercer. Ils viennent ici. Ils veulent des choses faciles à donner. Moi, je veux apprendre. Je veux apprendre comment ils tordent la terre pour faire ça.

Elle tapota sur le métal d’un index. Après tout, les masses d’obsidiennes se brisaient contre les armures des dos de fer, seule la sève inflammable et les murmures des doneigada rendaient le combat égal quand il était engagé au corps à corps.

- Ils me donneront plus que je ne leur donnerais. Ce sera un marché de dupes. Et en échange, moi, je peux te donner ce que je leur prends. Je peux te donner un long morceau de fer. Peut-être même que je peux te donner un bâton de feu. Tu vas dire que ce n’est pas comme ça qu’il faut faire mais ce qu’un guerrier a juré, c’est de protéger son village. Si l’arme a été faite par un étranger, qu’importe ? Si elle préserve la vie de son carenten, sa propre vie ? Nous n’avons pas besoin de ressembler aux étrangers mais à tes yeux, c’est notre nouvelle proie, hm ? Quand tu chasses, tu mets les fourrures pour te faire passer pour un animal des bois, et tu t’inspires, tu t’inspires du venin des marais, des griffes de l’ulgs. Les étrangers ont pris à la terre ce que je ne peux pas lui rendre. Mais je peux aussi leur prendre des choses.

Brid l’égraina patiemment, sans que son ton ne sonne sentencieux ou soit si passionné qu’on puisse croire que c’était un point où il était impossible de négocier ou de se montrer raisonnable avec elle. Elle n’était pas transportée par l’idée. Toujours paisible, elle expliquait le flot de ses pensées qui depuis quelques temps ne se focalisaient que sur une chose. D’une main, alors qu’elle avaut la bouche pleine, elle souleva la longue-vue.

- Vois-tu qu’en faire ? Si nous montons dans les montagnes près de la ville des lions, nous pourrons voir jusque chez eux. Si ton clan veut attaquer, il faut, hm ? C’est mieux que d’y aller comme un homme aveugle. Et moi, je pourrais voir les bateaux.

Brid ne cacha pas pas son intérêt dans la proposition. Le conflit n’en faisait pas partie. Heureusement pour la cueilleuse, personne de trop retors n’était à portée d’oreilles et on jugeait encore toutes ses façons comme des bizarreries alors que de l’île, elle devait faire partie des Natifs qui, depuis sa plus tendre enfance, connaissaient le mieux l’armement et les outils des étrangers. Or, elle ne voulait rien en faire de son savoir, si ce n’est nourrir son étrange lubie, et il n’y a rien de plus facile à influencer qu’un cerveau qui s’ennuie, un cerveau désœuvré et amoral, qui ne voit pas les causes, seulement le résultat. Ils pourraient raser Hikmet et elle pourrait monter sur les planches d’un pont briqué – seul le second point retiendrait son attention.

- Je veux remonter le fleuve.

Elle apprit à Artus en désignant l’embouchure de celui-ci, tout près d’eux.

- Aussi loin que je peux.

Brid ne comprenait pas pourquoi certains considéraient les constructions des étrangers comme des choses maléfiques. Les pierres venaient de leur île à eux, elles venaient des entrailles du dieu aux mille visages. Elles ne pouvaient rien construire qui puisse nuire à ses enfants, c’était l’usage qu’en faisaient les étrangers qui les dévoyait.
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