Les gens d'esprit ne connaissent pas les chamailleries (ft. Lucius & Yndris)
Les gens d'esprit ne connaissent pas les chamailleriesFeat Lucius & Yndris
Quand Vaast entra dans le bâtiment dédié aux missionnaires, il avait déjà envie de repartir.
La faute ne revenait pas à Juliette. Sa supérieure s’était encore une fois donné beaucoup de mal pour que la pièce où se déroulerait la réunion soit accueillante. Elle avait elle-même allumé un grand feu et approché autour de la table divers fauteuils confortables. On avait beau être au printemps, le temps était frais, et il pleuvait sans discontinuer depuis la veille.
-Frère Vaast ! Vous êtes à l’heure ! s’émerveilla Juliette.
L’inquisiteur souffla par le nez. Il faillit répondre qu’il n’avait pas fait exprès rien que pour l’agacer, mais la missionnaire s’empressa de lui désigner une silhouette dans un fauteuil près du feu.
-Je vous présente Ambrus. Il est théologien… Il arrive tout droit de San-Aurelius !
Bien qu’il y eut du respect dans la voix de Juliette, il n’y avait pas d’enthousiasme. Sans doute n’était-elle guère proche de son invité ou de ses points de vue, songea Vaast.
-Bonjour, Ambrus, daigna lâcher l’inquisiteur.
Il tira un siège et s’affala dedans plus qu’il ne s’assit, malgré le coup d’oeil irrité de sa supérieure.
-Nous attendons encore deux autres personnes, lança-t-elle. Un autre théologien, Lucius, et… une inquisitrice, Yndris. Elle est spécialisée dans la démonologie.
Vaast se figea. Juliette évita son regard, mais elle se justifia tout de même en se tordant les mains.
-J’ai… J’ai songé qu’avoir plusieurs points de vue ne pouvait être que bénéfique, voyez-vous ? Et puis, l’Ordo Luminis sera certainement heureux d’apprendre que nous accueillons l’une des leurs !
-Bien sûr, ma chère, intervint Ambrus. C’est une très bonne idée. Le soutien de l’inquisition est une valeur sûre, ces temps-ci.
Au moins Vaast n’avait-il plus à s’interroger sur les opinions politiques du nouveau venu. Mais pourquoi Juliette, d’ordinaire si prompte à critiquer l’inquisition, s’entourait-elle aujourd’hui de gens qui lui étaient favorables ? Avait-elle subi des pressions en ce sens ? C’était une possibilité. Depuis l’arrivée en ville de cette Confrérie de l’Aube, les différents ordres religieux s’agitaient.
Yndris… Le nom ne lui disait rien. Pour peu qu’elle soit récemment arrivée, elle ne devait pas faire partie des inquisiteurs au courant de son travail d’espionnage. Si Juliette laissait échapper qu’il avait quitté l’Ordo Luminis, cette Yndris allait sûrement l’écharper. Certes, ce serait drôle quand elle viendrait en parler au quartier-général de l’ordre, et une dispute ouverte avec elle rendrait sa défection plus vraie que nature…
-Merci, Ambrus, souffla Juliette. Je propose d’attendre nos deux invités pour commencer. Nous avons tant à débattre !
Sœur Juliette est une missionnaire d'une trentaine d'années. Plutôt menue, elle a des traits banals et des cheveux blonds constamment emmêlés. Elle dégage néanmoins une impression d'énergie et d'enthousiasme et peut se faire tout à fait autoritaire.
Ambrus est un théologien d'une quarantaine d'années. Il a un visage agréable mais une voix nasillarde. Ses cheveux noirs sont coiffés avec soin.
Lucius et Yndris ont reçu une invitation officielle de la part de Juliette à "prendre part à une discussion portant sur notre mission sur Teer Fradee". Une indication qui change aisément de sens suivant le lecteur.
Feat Vaast, Lucius
Il avait fallu qu’il se mette à pleuvoir plus fortement au moment où l’inquisitrice mit un pied dehors. Heureusement pour elle, son ombrelle chatoyante chassait loin de sa peau les larmes du ciel. Cela aurait été bien fâcheux d’arriver à ce rendez-vous aussi détrempée qu’une gueuse. Sans compter que cela aurait très certainement attenté à sa pudeur puisqu’elle portait ce jour une longue robe blanche laissant imaginer la pureté de son âme. Elle ne s’était que très peu accessoirisée n’ayant gardé que deux éléments importants à ses yeux. La première était une broche à l'emblème de l’inquisition, accrochée sur le repli de sa jupe la réhaussant ainsi pour qu’elle ne touche pas le sol humide. Quant à la seconde, il s’agissait du diadème surmonté d’une perle offert par sa mère, qu’elle ne portait qu’en de rares occasions.
Arrivée au point de rendez-vous, la cendrée replaça les mèches volages de sa chevelure d’un blond platine afin de leur redonner un semblant d’ordre. De sa personne, c’était bien ce qu’elle avait le plus de mal à contrôler. Ses cheveux si fins ne cessaient de s’emmêler à longueur de journée et il était quasiment impossible de les coiffer correctement. Glissant les doigts entre eux pour chasser les nœuds créés par l’humidité, elle se saisit d’une épingle à cheveux et y coinça les mèches qui lui tombaient sur le visage. Bien, cela suffirait à leur donner une certaine allure.
Yndris pénétra alors dans la pièce où se trouvaient déjà bon nombre des invités. Elle glissa son regard une première fois afin de s'imprégner des lieux. L’endroit était chaleureux et convivial, au moins d’aspect. Deux hommes étaient déjà avachis dans les fauteuils prévus à cet effet, tournés vers une femme qui ne semblait pas tenir en place. L’inquisitrice se contenta pour l’instant de refermer l’ombrelle puis de se départir du châle recouvrant ses épaules. Elle disposa ces deux éléments au montant prévu à cet effet sans un mot. Ce fut la femme, Juliette, qui vint à sa rencontre. Immédiatement, un flot de paroles s’échappa de ses lèvres fines avec une énergie vampirique.
« Soeur Yndris, je vous en prie entrez vous réchauffer ! »
Attirant l’inquisitrice à sa suite, elle se présenta puis introduisit les deux autres personnes présentes. Un second inquisiteur en la personne de Vaast et un théologien dont la voix nasillarde donnait déjà la migraine à la dernière venue. Elle posa tour à tour son regard impassible sur les différents protagonistes, son expression restant elle aussi parfaitement impénétrable. Si la nervosité naissante en elle était palpable pour qui s’oserait à presser son poignet, elle n’en était pourtant aucunement visible. Pourtant Yndris espérait faire bonne impression à ces étrangers et se mettait déjà une haute pression sur ses épaules.
« Salutations. »
Prononça-t-elle d’un ton atone mais dont la voix était curieusement d’une grande douceur. Elle hocha respectueusement la tête mais n'approfondit pas plus les politesses. L'inquisitrice n'était pas grande amatrice de ce qu'elle estimait être une perte de temps inutile. Un simple regard suffisait à créer un contact, le reste n'était que chichi superflu.
A son tour, Yndris prit place dans l’un des fauteuils, choisissant celui qui se trouvait le plus proche de l’âtre, en attendant l'arrivée du dernier protagoniste dont le nom lui rappelait vaguement quelque chose...
La pluie menait un assaut sans retenue depuis le ciel, trempant sans retenue les pauvres hères qui continuaient à parcourir les rues malgré eux. Lucius était malgré ceux qui se mouvaient sans protection face à cette pluie invasive, mais continuait néanmoins à avancer d’un pas lent, son esprit tout occupé à une autre tâche que marcher. L’invitation qu’il avait reçu l’intriguait, et il se demandait toujours ce qui avait pu motiver une telle décision, et surtout quelle obscure raison avait bien pu motiver Soeur Juliette à lui en envoyer une. On cherchait souvent plus à l’éviter qu’à l’inviter, et il se contentait très bien de cette distance qui était établie avec nombre de ses pairs.
Les vêtements de Lucius étaient déjà bien marqué par la pluie lorsque ce dernier franchit enfin les portes du bâtiment dédié aux missionnaires. Ses atours n’avaient rien de bien remarquable, un simple manteau noir avec quelques légère touches de rouge, un ensemble très sobre qui convenait parfaitement au théologien. Il n’avait pas vraiment l’air très impressionnant en étant trempé de la sorte, et quelques gouttes tombaient toujours de son masque avant de s’écraser sur le sol, petit à petit, goutte par goutte. Lucius observa les alentours du bâtiment avant de se remettre en marche vers la pièce servant à la réunion.
Lorsqu’il passa la porte de la pièce, son regard s’attarda pendant quelques secondes sur l’aspect de celle-ci. Chaleureuse, conviviale, idéale pour se réchauffer après avoir bravé les intempéries capricieuses. Pourtant, même trempé, Lucius ne donnait pas l’impression d’avoir froid, et pourtant il s’agissait pour lui d’une gêne terrible. Mais il ferait comme à son habitude, il y survivrait. Le feu crépitant dans l’âtre serait d’une grande aide pour cela.
Il semblait qu’il était le dernier à être arrivé sur les lieux de la réunion. Pourtant il ne lui avait pas semblé être en retard, pour traîner particulièrement. Et il ne s’attarda lui-même pas particulièrement sur ce fait. Les choses étaient ainsi.
Celle qui était sans doute Juliette l’approcha, l’assaillant aussitôt d’un flot de parole.
« Soeur Juliette, je présume. » Lucius commença sobrement, sa voix basse et douce filtrant hors de son masque, teintée cependant d’une certaine froideur, « Je vous remercie de votre invitation. Je suis curieux de voir ce que nous pourrons tirer de cette discussion. Mais d’abord, des présentations sont de rigueur. »
Le regard de Lucius s’attarda sur chacun des personnes présente au fur et à mesure que Juliette les introduisit. Vaast fût le premier, et Lucius inclina légèrement la tête en signe de respect et de salutation, geste qu’il répéta lorsque ce fût le tour d’Ambrus, dont la voix l’ennuyait déjà. Lorsque ce fût au tour d’Yndris, Lucius s’arrêta un instant, avant de pencher très légèrement la tête, et de l’incliner une fois encore.
Lucius prit place dans l’un des derniers fauteuils, attendant patiemment la prise de parole inéluctable de celle qui les avait tous invités ici.
Les gens d'esprit ne connaissent pas les chamailleriesFeat Lucius & Yndris
Vaast souffla par le nez en voyant arriver la première des invités de Juliette.
Elle était belle. Il le nota malgré lui. Ce qu’il avait à dire de positif sur l’inquisitrice s’arrêtait néanmoins là : quelque chose chez elle le mettait mal à l’aise. Quoi donc ?
Il se contenta de la saluer d’un signe de tête. Juliette lui fit les gros yeux, mais il l’ignora. Se faire une amie d’Yndris sous les yeux de sa supérieure n’était pas au programme. Il était censé avoir fui l’inquisition, pas en rechercher les faveurs.
Le dernier invité entra au moment où Yndris prenait place près du feu.
Le théologien était vêtu de manière opposée, ce qui amusa brièvement l’inquisiteur. Pas de robe immaculée pour lui ; il affichait une grande sobriété. Seul son masque le faisait sortir du lot. Juliette présenta rapidement le reste de l’assemblée et Lucius put se choisir un fauteuil.
-Je tiens à tous vous remercier d’avoir répondu à mon invitation, commença Juliette. Comme certains d’entre vous le savent, je suis à la tête d’une unité de missionnaires qui a pour tâche d’explorer les alentours de San-Matheus et de tisser des liens avec les Natifs.
Elle fit une courte pause pour balayer l’assemblée du regard, comme si elle espérait quelques hochements de tête approbateurs. Ambrus se contenta de faire la moue.
-Je n’ai nul besoin de vous rappeler l’importance que revêt Teer Fradee à nos yeux, reprit-elle, étant donné que nos théologiens - elle fit un sourire à Lucius - affirment qu’il s’agit du lieu où l’Illuminé a fini sa sainte vie. Retrouver des traces du passage de notre plus grand prophète est donc certes une priorité, mais je crois qu’agir comme si l’île était un terrain connu et acquis peut pousser à bien des erreurs.
Vaast se retint de froncer les sourcils. En général, Juliette mettait bien plus l’accent sur les Natifs dans son introduction. Avait-elle renoncé d’avance à convaincre un tel auditoire ? Cela ne lui ressemblait pas.
-J’ai donc à cœur de souvent inviter des personnes de tous horizons pour entendre leurs points de vue et leurs témoignages. Je suis convaincue que ces échanges nous enrichissent et nous permettent de mieux atteindre nos objectifs. Cela faisait de longues semaines que je n’avais pas pu tenir semblable réunion et je remercie le Lumineux de permettre que celle-ci puisse avoir lieu.
Juliette mettait beaucoup de sincérité et d’ardeur dans son discours, songea Vaast, mais encore cinq minutes de ce régime et il allait décrocher. La missionnaire prit néanmoins une grande inspiration qui lui parut de bon augure. Elle allait peut-être enfin aborder quelque chose d’intéressant.
-Comme vous le savez sans doute, l’équilibre des forces en présence a… connu de sérieux bouleversements lors des dernières semaines. La fête de l’équinoxe organisée par la Congrégation Marchande a été un fiasco et cette nouvelle Confrérie de l’Aube agite beaucoup San-Matheus.
C’était ce qui s’appelait mettre les pieds dans le plat. Vaast se redressa légèrement et examina les visages des autres participants en réfléchissant. De nouveau, les paroles de sa supérieure l’intriguaient. Pourquoi tout remettre sur le dos de la Congrégation alors qu’elle avait été si enthousiaste à l’idée de participer à la fête ? Pour se faire bien voir de ses interlocuteurs ?
-L’ordre des missionnaires reproche à la Confrérie de se désintéresser du salut des âmes Natives. Il est vrai que notre mission de conversion connaît déjà de nouvelles difficultés depuis la mort de cette pauvre femme à la fête de l’équinoxe. Frère Vaast, vous étiez sur place. Pouvez-vous en parler ?
L’inquisiteur fronça le nez. Elle aussi, elle avait été là ! Pourquoi lui remettre ça sur le dos ? Il faillit le demander, mais Juliette semblait tendue. Décidément, quelque chose lui échappait.
Et depuis quand se préoccupait-il de son bien-être ?
-Hrrm. Pour faire simple, une Native souhaitait se convertir, mais les siens désapprouvaient grandement, commença-t-il d’une voix placide. Tout cela s’est terminé par la mort de la Native, et son amant missionnaire a perdu le contrôle de lui-même. Il était bouleversé et furieux et a renvoyé une image déplorable de notre ordre. Que la première Native souhaitant rejoindre la vraie foi connaisse un tel sort est malheureux à plus d’un égard. Ses semblables pourraient désormais craindre de vivre la même tragédie.
-Cela n’arrivera pas, intervint Ambrus. Nos missionnaires, aussi bien intentionnés soient-ils, ne devraient pas oublier que l’Ordo Luminis est là pour protéger les croyants. S’ils parviennent à ramener des Natifs dans la Lumière, l’inquisition doit ensuite pouvoir jouer son rôle et non être tenue à l’écart. Sans oublier que l’histoire ne se répète jamais deux fois de la même façon ! Qu’en dites-vous ?
Il regarda tour à tour Yndris et Lucius, et Vaast eut tout loisir de croiser le regard de Juliette. Il n’eut qu’à hausser un peu les épaules et les sourcils pour lui poser une question muette. La missionnaire pinça les lèvres et détourna le regard.
Soit. Il trouverait la réponse seul.
Feat Vaast, Lucius
Une voix à l'octave basse, un masque recouvrant entièrement son visage... Yndris l'avait croisé tant de fois par le passé qu'elle était quasiment une ombre sur son sillage. Ils avaient suivi un parcours similaire et étaient proches en âge, Yndris étant d’un an sa cadette, mais elle n’avait jamais osé lui adresser la parole. Ce n'était pas dans son tempérament. Le retrouver aujourd'hui était inattendu. Surprise, elle resta figée un instant, inclinant la tête en décalage avec les autres.
« Lucius. » Salue-t-elle de sa douce voix.
Aussitôt les présentations faites, sœur Juliette commençait son introduction. Celle-ci était pleine de largesse et de rond-de-jambes inutiles, l'inquisitrice prenait sur elle pour ne pas décrocher une pique acerbe. Quelques éléments de son discours étaient toutefois intéressants et donnaient des informations sur son identité. A la tête d'un groupe de missionnaires, Juliette tâchait pourtant de contourner ce détail qui n'en était pourtant pas des moindres. Cela titillait la curiosité de l’Inquisitrice. Ne devrait-elle pas en faire toute une histoire, au contraire ? Les missionnaires adoraient s’envoyer des fleurs à outrance d’ordinaire.
Yndris avait les yeux rivés sur l'oratrice, l'air sérieux mais parfaitement imperturbable. Un observateur avisé pourrait malgré tout remarquer le léger cliquetis provoqué par son index droit tapotant en rythme régulier l'accoudoir de son fauteuil, seul indicateur d'une émotion. Quelqu'un la connaissant suffisamment y lirait sa confusion mais pour d'autres cela pourrait très bien trahir un agacement ou le signe de son ennui profond. Erreur, puisque la jeune femme était attentive et réellement troublée par l'évocation du nouvel ordre dont Juliette faisait mention. L'inquisitrice n'était pas toujours en accord avec ses semblables mais elle était au moins en accord avec cette idée d'ouverture sur le monde qui était jusqu’ici mise en avant.
Évidemment, la missionnaire ne pouvait que mettre en exergue un autre problème : La fête de l’équinox. Cet événement avait été préparé en grandes pompes, des gens importants avaient été invités et tout avait été mis en place afin de mettre en spectacle la paix des nations. Ce devait être un chef-d'œuvre humanitaire. Dans la grossière théorie. La conclusion en était d’autant plus ironique puisque toutes les factions avaient joué un rôle dans un meurtre. Drôle de manière de fêter la paix n’est-ce pas ? Pas étonnant que la missionnaire soit à ce point mal à l’aise.
Ce fut le second Inquisiteur qui prit la parole. Ses mots étaient sensés et justes, si bien que Yndris eut une moue approbatrice. En revanche, la seconde personne à prendre la parole prit à contre-courant le message apporté par Vaast comme on balaie sous le tapis avec empressement une saleté pour ne plus la voir. Dans quel monde utopique vivait ce théologien ? Sa foi dans le Lumineux était d'une naïveté déplorable. Pensait-il vraiment que de s'entêter dans sa course à la conversion allait les mener quelque part ? Il n'avait de toute évidence tiré aucune conséquence de ce fiasco. Refaire des conversions la bouche en cœur en estimant que tout ira bien si l'Inquisition assure les arrières et que de toute manière ce n'était qu'un accident isolé ? Pauvre homme…
Un rictus glissa hors des lèvres de l'inquisitrice. Difficile à dire si elle était amusée ou s'il fallait plutôt s'en inquiéter.
« Allez-y, développez votre propos je vous prie. L'Inquisition devrait jouer son rôle… de ? Chien de berger peut-être ? Allons Ambrus, les Natifs convertis ne sont pas des moutons devant être protégés de vils renards. »
Sans avoir besoin de se redresser la jeune femme dégageait une aura dangereuse même si sa moquerie n'était clairement pas dissimulée. Elle fixait avec intensité Ambrus, ne cillant pas une seconde. Pensait-il vraiment que la solution était de refaire exactement pareil, un gentil petit inquisiteur a l'appuie en guise de dissuasion ? Ce n’était pas à l’Ordo Luminis de réparer les bêtises de ces benêts exaltés. Lorsqu’ils avaient la crotte aux fesses, allaient-ils pour autant se faire torcher par leur mère ? Non, bien évidemment.
« C'était simplement prévisible. Ce missionnaire à agi comme un enfant. »
Elle n'était certes pas présente mais l'histoire était loin d'être un secret. Ce jeune fou avait précipité les choses, guidé par des sentiments amoureux, sans prendre conscience des risques pourtant évidents. Les Natifs avaient leur propre foi basée sur une culture entière qui leur était propre… N’importe quelle famille deviendrait folle à l’idée que son enfant - ou sa soeur - les quitte pour un inconnu et renie tout ce qui la rattachait à son peuple. Alors oui, les missionnaires partaient d’un bon sentiment mais l’application était brouillonne et extrêmement naïve.
« Si rien ne change dans l’approche des missionnaires, ça recommencera. Et il n’est pas question que l’Inquisition les protège de leur propre idiotie. »
Les ombres du passé s’agitaient dans la pièce, renvoyant à une époque révolue depuis bien longtemps pour Lucius. Il avait reconnu Yndris bien sûr, il était difficile d’en faire autrement. Leurs chemins s’étaient croisés inlassablement autrefois, sans jamais vraiment se rejoindre, s’évitant de peu, pour une quelque raison obscure. Lucius était désireux de garder une certaine distance entre lui et les autres, une barrière qui faisait en sorte qu’il ne se rapprochait vraiment de qui que ce soit. Il en avait été de même pour Yndris. Son masque n’était qu’un symbole plus matériel de cette barrière , l’objet même qui tenait les autres et leurs questions horripilantes à l’écart. Cela ne l’empêchait pas de faire preuve de sociabilité, bien entendu. Après tout, si c’était le cas, il ne se trouverait pas dans cette pièce.
Le théologien posait son regard sur Juliette lorsqu’elle commença à prendre la parole, se maintenant d’une manière aussi froide et rigide qu’une statue. On aurait presque pu croire qu’il avait tout simplement cessé de respirer. Et pourtant toute son attention était désormais portée sur Juliette. Ainsi donc elle était à la tête d’un groupe de missionnaires. C’était curieux. En temps normal, les missionnaires n’hésitaient pas à mettre en avant les bienfaits de leur mission, le bien fondé de la conversion des natifs. Et pourtant ces derniers occupaient une place de bien faible importance dans le discours de Juliette. Était-ce la marque d’un esprit humble ? Une possibilité parmi tant d’autres, mais aucune certitude n’était possible.
Le sourire que Juliette lui eût comme réponse un léger hochement de tête, froid et réservé. En effet, il s’agissait bien d’une possibilité. Cette île pouvait très bien être celle sur laquelle Saint Matheus avait trouvé le repos. Nombreux étaient-ceux qui pensaient ainsi, et Lucius ne pouvait leur donner tort. Aucune preuve du passage de l’Illuminé sur l’île n’avait encore été trouvé, mais il s’agissait d’un processus exigeant, nécessitant patience et diligence. Et de la patience, Lucius en avait beaucoup.
Mais on ne pouvait pas parler de la mission de croyants sur Teer Fradee sans mentionner l’effroyable fiasco qu’avait été la fête de l’équinoxe. Suite aux paroles de Juliette, Lucius pencha légèrement sa tête. Cette fête avait beau avoir été organisée par la Confrérie, le blâme était cependant bel est bien partagé, de ce qu’il avait compris. Une tragédie déchirant une famille, et des tensions qui se ravivaient avec une intensité renouvelée. Un fiasco, c’était le mot approprié pour qualifier cette « fête ».
Son intérêt vis-à-vis de cet événement s’en vit renouvelé lorsque Vaast prit la parole. Il s’agissait en tout point d’un résumé d’une simplicité grotesque d’une situation horriblement complexe, mais elle convoyait néanmoins les informations nécessaire à cette discussion, ainsi que les opinions de l’homme à leur sujet. Une réflexion qui se vit brutalement interrompre. Lucius poussa un léger soupir, avant de tourner son regard lentement vers Ambrus, ses prunelles ambrées témoignant d’une irritation manifeste à travers les fentes de son masque. Envoyer l’Ordo Luminis pour protéger les natifs fraîchement convertis était utopique. S’ils ne se contenteraient tout simplement pas de vérifier que les natifs étaient des fidèles convaincus par quelque obscur et terrible procédés, ce serait un miracle en soi. C’était une idée ridicule. Et il semblait qu’il n’était pas le seul à penser ainsi. Yndris s’évertuait déjà à indiquer à Ambrus à quel point son idée semblait ridicule, et que la responsabilité était celle des missionnaires et de leur approche poussive. Il attendit qu’elle finisse sa prise de parole, avant de fixer Ambrus et de répondre à sa question initiale avec une politesse froide.
« Je pense qu’il aurait été instructif d’écouter jusqu’au bout ce que Vaast avait à dire avant d’être grossièrement interrompu. Enfin, les choses sont telles qu’elles sont. » Il prit une courte pause, avant de reprendre de sa voix basse et teinté d’une froideur monocorde, « Mais vous avez raison bien sûr, envoyez des membres de l’Ordo Luminis pour séparer des familles déjà déchirées. Je suis certain que le résultat sera particulièrement éloquent. Vous pensez sincèrement que les natifs vont tout simplement oublier ce qu’il s’est passé pendant cette fête ? L’une des leur s’est convertie. Et elle est morte. Le fossé qui nous sépare d’eux est déjà présent, et il s’agrandit à chaque faux pas commit, chaque parole malheureuse prononcée, chaque insulte voilée en ce qui concerne la manière dont ils ont toujours vécu. Et maintenant ils doivent craindre de subir le même sort que cette pauvre âme, et de mourir par la main de leur proches, ou tout simplement des leurs. Ou ils choisissent de tout simplement rejeter tout dialogue avec nous. Une approche plus mesurée envers les natifs me semble davantage bénéfique, et risque de provoquer beaucoup moins de méfiance et de rejet de leur part. »
Les gens d'esprit ne connaissent pas les chamailleriesFeat Lucius & Yndris
Ils se connaissaient donc. Vaast se demanda si Juliette avait fait exprès d’inviter des gens qui, a priori, s’entendaient déjà entre eux. Cela signifiait-il par ailleurs que frère Lucius avait des vues proches de l’Ordo Luminis ?
En tout cas, on ne pouvait pas lui reprocher d’être inattentif. Il fixait Juliette comme si les saintes écritures étaient gravées sur son front. Quand Vaast tourna les yeux vers Yndris, il put constater qu’elle était de semblable humeur : seul un de ses index s’agitait. Était-elle impatiente ?
Quand Ambrus interrompit son résumé, l’inquisitrice se tourna vers lui. Vaast était quasi certain qu’elle prendrait fait et cause pour le théologien, étant donné que ce dernier avait voulu valoriser l’inquisition dans ses paroles. Ses moqueries le déconcertèrent, puis l’amusèrent. S’il réussit à n’en rien montrer, feignant un intérêt poli pour la discussion, Ambrus resta bouche bée une longue seconde.
-Mais… mais non, bien sûr ! reprit-il rapidement. J’ai la plus haute opinion de l’Ordo Luminis ! Convenez justement que cette Native convertie aurait dû pouvoir trouver refuge auprès de ses frères et sœurs de foi, au lieu de rester à la merci de ses proches - pour peu qu’on puisse appeler ça des proches quand ils vous agressent parce que vous avez rencontré la Lumière…
Vaast fit la moue quand Yndris traita le missionnaire d’enfant. Ses hurlements désespérés lui revinrent en mémoire comme s’ils dataient de la veille.
-Il n’a pas agi en enfant, dit-il d’une voix basse, mais il n’a pas non plus agi en missionnaire. Il a agi en amant. Quelle est votre vision des choses, sœur Yndris ? Quelle approche devrait adopter notre ordre ?
Il assortit sa question d’une ombre de rictus. C’était drôle de demander à une inquisitrice d’expliquer aux missionnaires comment ils étaient censés faire leur travail. Juliette lui jeta un coup d’oeil plein de reproches et Vaast la vit se mordre la langue quand Yndris critiqua “l’idiotie” des missionnaires.
Elle s’empressa néanmoins d’ajouter :
-La question est pertinente ! Nous serons certainement confrontés à ce genre de… situation de nouveau à l’avenir. Quel est votre point de vue, ma sœur ?
La missionnaire et Vaast se tournèrent ensuite vers Lucius. Que ce dernier défende Vaast lui fit tout drôle. C’était bien la première fois qu’on s’agaçait parce qu’il avait eu la parole coupée.
Ambrus rougit légèrement et crispa les mains sur les accoudoirs de son fauteuil en écoutant les reproches du théologien. Ce n’était décidément pas son jour.
-Voyons, dit-il sèchement. Je ne suggérais pas que l’inquisition ruine l’oeuvre des missionnaires en déchirant les familles. Je suggérais qu’elle fasse son oeuvre de protection des âmes des fidèles. Il me semble évident que des convertis protégés et heureux enverraient une image très positive à leurs anciens villages et attireraient de nouvelles âmes vers la Lumière ! Ou préférez-vous laisser ces incroyants à leurs vies misérables ?
Feat Vaast, Lucius
Amusant. Le teint pâlichon de frère Ambrus avait brusquement été ravivé, aussi sûrement qu’il s’était redressé dans son siège. S’il avait été un chien, il aurait sûrement rabattu ses oreilles sur le crâne en couinant de s’être fait rabroué. Le voilà qui redoublait d’effort pour se reprendre et tenter de se retrouver dans les bonnes grâces de l’Inquisitrice. Celle-ci avait pourtant à peine prêté attention à ses jérémiades, préférant exposer son opinion sur le missionnaire qui faisait tant débat dans hautes sphères de Thélème. Elle n’aurait sans doute pas dû car voilà qu’ils espéraient qu’elle leur livre ses pensées.
Yndris soupira. Ce qu'ils étaient fatiguant… En à peine quelques minutes on lui demandait de gaspiller sa salive. Yndris n'était pas d'humeur à devoir expliquer en détails ce qui clochait avec l'approche des missionnaires. Elle n'était pas leur mère, pourquoi diable devrait-elle leur tenir la main ? C'était pourtant évident, aussi visible que le nez au milieu de la figure. Les thélémites étaient imbus d'eux-mêmes, incapables de se mettre en avant sans écraser les autres. Ambrus en était l'illustration parfaite, il pourrait s'étouffer avec son propre parfum.
Lucius intervint à ce moment, reprenant lui aussi les propos du théologien pour les tourner en dérision. En toute franchise, Yndris en était ravie. Dans cette assemblée, elle n’était pas la seule à trouver le raisonnement de cet homme de foi complètement bancal. Sans avoir encore été sur le terrain, l’Inquisitrice avait lu nombre de témoignages et de rapports sur la situation en Teer Fradee et il lui était apparu que la situation était des plus épineuses. Cependant, cela n’avait rien d’étonnant compte tenu de la situation. L’appel à la retenue n’était pas une mauvaise idée et la blonde s'apprêtait à appuyer ce propos lorsque Ambrus répliqua à nouveau. Le visage rouge, les mains crispées et le ton rèche étaient des indicatifs plus que visibles de sa nervosité et cela n’avait pas échappé à l’Inquisitrice.
« Calmez-vous Ambrus. » Ordonna-t-elle avec autorité. « Frère Lucius n’a fait que souligner nos erreurs et nous appeler à la retenue, à raison. »
Le regard que la représentante de l’Ordo Luminis portait sur l’homme rougeoyant était des plus sévère et se prêtait bien à l’image d’une mère désapprouvant les actes de son enfant malgré ses attentes et ses espoirs le concernant. Elle reprit avant qu’on ne lui coupe la parole :
« Vous illustrez à la perfection ce qui va à l'encontre de notre action : La condescendance. Ces Natifs sont traités comme des sauvages, des ignorants et ce ouvertement j'en ai bien l'impression. Qu'ils le soient ou non m'est bien égal… Mais de leur point de vu à qui sont-ils confrontés ? Des étrangers respirant de suffisance, incapables de détacher leur propres désirs de leur Mission Sacrée. Vous vous étonnez que notre Sainte Parole ne soit pas écoutée, mais pourquoi le feraient-ils alors que notre attitude n'inspire aucune confiance ? »
Yndris avait conscience que ses paroles risquaient de heurter ses interlocuteurs. La jeune femme n’avait pas pour habitude de mâcher ses mots et n’aimait pas spécialement s’étendre sur des discours infinis… Mais ses semblables ne semblaient pas tous avoir la présence d’esprit de voir au-delà de leur petite personne, bien trop occupés à s'auto congratuler de l’évidence de leurs actions.
« Notre devoir ici est bien plus vaste et complexe qu'il ne le fut jadis, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation sinon nous courons simplement à l'échec… Laissez-moi vous poser une question à mon tour et répondez-moi honnêtement, je suis curieuse. Si la situation était inversée, comment réagiriez-vous face à des envahisseurs ? Des gens venus s’accaparer nos terres, désirant dicter nos actions, changer notre manière de vivre et ayant l’outrecuidance d’affirmer que le Lumineux est un démon, qu’il faut pour le salut de notre âme le renier et embrasser une foi inconnue ? »
Les questionnements s’adressaient à tous et la jeune femme les invitait tour à tour à s’exprimer sur la question le plus ouvertement possible. Après tout, chacun dans une situation similaire réagirait de manière indépendante. Certains seraient curieux, d'autres méfiants voire hostiles. Yndris espérait qu’ils joueraient le jeu car cela pourrait amener cette discussion à de réelles réflexions autres que de simplement se lécher les bottes.
Lucius restait adossé contre son siège, presque aussi silencieux et immobile qu’une statue après sa prise de parole. Son attention était pourtant braquée entièrement sur Ambrus, pesant et soupesant silencieusement les arguments que son confrère avançait, avant de rendre intérieurement son jugement sur ceux-ci. Il ne doutait en aucun cas qu’il s’agissait de ce que le théologien pensait sincèrement, et qu’il souhaitait comme bon nombre de missionnaires que les natifs se tournent vers la lumière scintillante du Lumineux. Cependant, Lucius trouvait les arguments avancés grossiers. Manquant de logique. Il l’exprimerait plus en avant plus tard, laissant d’abord la parole à Yndris, qui émettait déjà son point de vue sur la question de l’effort de conversion entrepris par Thélème envers les natifs.
Lucius pencha légèrement sa tête, par curiosité et légère confusion. Jamais, au grand jamais il n’aurait cru entendre un jour de telles paroles prononcées par une membre de l’Ordo Luminis. Et elle ne mâchait pas ses mots, il doutait qu’Ambrus apprécie une telle correction verbale. La qualité de la discussion s’en verrait peut-être dégradée, si elle avait une quelconque qualité pour commencer. Peut-être s’améliorerait t-elle, et dans ce cas des paroles aussi acides et tranchantes s’avéreraient bénéfiques. Parfois le retour à la raison ne se faisait qu’avec un cruel rappel de la réalité.
Mais la question qu’elle leur posait à tous ensuite s’avérait beaucoup plus complexe et fascinante. Une demande d’imagination qui ne serait probablement pas du goût de tout ceux réunis dans cette pièce. Oh Lucius connaissait le point de vue de certains natifs vis-à-vis des tentatives de conversion des missionnaires de Thélème. Ses longues discussion avec une doneigada et une voglendaig avaient fait s’entrechoquer différents points de vue, différentes façons de voir le monde qui les entourait, et les événements qui s’y déroulaient. Il se plierait à cet exercice, qui pouvait s’avérer être une expérience intéressante, ou une vulgaire perte de temps. L’avenir le déciderait.
« C’est une question intéressante que vous posez ici, sœur Yndris. J’y répondrai en premier si vous me permettez ce léger luxe. Réfléchissons un instant, mais pas de manière entièrement rationnelle, car il est difficile de rester rationnel lorsqu’un aspect de votre vie qui vous tiens particulièrement à cœur se trouve insulté.
Un nouveau peuple entièrement inconnu débarquerait subitement sur les côtes de Thélème, et s’installerait sur des parcelles inhabitées qui pourtant font partie de territoires sous la protection de l’église. Des tensions seraient d’ores et déjà inévitable, puisque leur arrivée serait considérée comme une invasion. Pire encore, ils révéreraient de fausses idoles, de faux prophètes, et suivraient un chemin qui les mèneraient inévitablement à la damnation. Et pourtant ils seraient persuadés dans leur for intérieur de suivre le seul et véritable chemin vers le salut, et que celui que nous empruntons nous même n’est qu’un vulgaire tissu de mensonge.
Je serai peut-être curieux à leur égard, souhaitant savoir d’où ils viennent, et d’où pourraient provenir ces curieuses croyances. Mais je pense que je serai rapidement irrité par un tel comportement. Après tout, s’ils ne sont pas capable de me respecter moi et ce en quoi je crois être vrai, pourquoi devrai-je leur accorder cette cordialité ? Le respect n’est pas donné sans être perçu en retour, il en est de même pour la compréhension. »
Les gens d'esprit ne connaissent pas les chamailleriesFeat Lucius & Yndris
Vaast haussa un sourcil quand Yndris ordonna à Ambrus de se calmer. Ce dernier se figea, appréciant sans doute peu d’être regardé comme un gamin désobéissant.
L’expression du théologien changea néanmoins quand l’inquisitrice reprit la parole. Il n’avait plus l’air agacé. Il paraissait simplement… déconcerté. Sans doute n’avait-il pas l’habitude de voir un membre de l’Ordo Luminis traiter l’action de Thélème de condescendante.
Vaast devait bien admettre que pour lui aussi, c’était une première, mais il se contenta de hausser légèrement les sourcils et de regarder la réaction des autres intervenants. Lucius penchait la tête sur le côté, peut-être également confus. Quant à Juliette, sans surprise, elle retenait un sourire et s’empressa de rebondir sur les propos d’Yndris.
-Un point de vue unique dont je salue la sagesse !
Bien sûr, songea l’inquisiteur avec amusement, la missionnaire devait avoir l’impression que c’était jour de fête. Elle qui affirmait si souvent qu’il fallait voir les choses sous un angle nouveau… elle était servie.
-Vous dites qu’il faudrait détacher nos désirs de notre mission, sœur Yndris… Pouvez-vous développer ce point ? Je ne suis pas sûre de bien saisir les implications.
Juliette se tut ensuite pour écouter la nouvelle prise de parole d’Yndris, mais cette fois-ci, elle ne parut nullement enthousiaste. Bouche bée, elle paraissait attendre un rire indiquant que l’inquisitrice plaisantait. Ambrus recula en silence dans son siège, comme s’il voulait se retirer de la conversation.
Vaast retenait son souffle. Quoiqu’il ait pris soin de conserver une expression polie, il se demandait si l’Ordo Luminis était bien au fait des idées de la démonologue. Le silence qui s’abattit sur la salle parut siffler à ses oreilles, mais il ne dura pas : Lucius se prêta à l’exercice suggéré par l’inquisitrice.
Était-ce par connivence ? s’interrogea Vaast. Après tout, ils semblaient se connaître. Voulait-il lui sauver la mise ? Il écarta cette hypothèse en écoutant sa déclaration jusqu’au bout : le théologien semblait tout simplement embrasser sa vision des choses. Vision qui, visiblement, consistait à emprunter un chemin de pensée que n’aurait pas dédaigné un incroyant.
Le silence retomba après l’intervention de Lucius. Vaast, immobile, tentait d’envisager toutes les options. Il pouvait avertir l’inquisition de ce qui s’était dit pour regagner leurs faveurs, mais il était possible qu’Ambrus ait la même idée. S’il ne disait rien, son ordre partirait-il du principe qu’il était suspect ?
-Je… J’avoue ne pas être familière de cet… exercice, souffla Juliette en adressant un sourire à Yndris. Sans doute n’ai-je pas…
-Ne vous accablez pas, ma sœur, intervint froidement Ambrus. Personne ne s’attend à ce que vous ayez déjà imaginé traiter Thélème d’envahisseur alors que notre nation est guidée par la plus juste des causes. Personne ne s’attend à ce que vous croyiez comme mon confrère qu’il faut respecter les fois placées en de faux dieux.
Ambrus se leva et inclina sèchement la tête.
-C’était tout à fait intéressant, mais je suis attendu ailleurs, toutes mes excuses. Sœur Juliette, merci pour l’invitation.
Le théologien sortit à grands pas de la salle. Se dirigeait-il vers le quartier-général de l’inquisition ?
Vaast se redressa et ouvrit la bouche, mais sa supérieure lui coupa l’herbe sous le pied.
-Je pense que nous nous sommes quelque peu éloignés du sujet de base et que notre réunion touche à son terme, dit-elle avec un sourire nerveux. Tous mes remerciements pour vos… interventions irremplaçables.
L’inquisiteur cilla. Elle n’avait même pas abordé le sujet de la confrérie ou parlé de son expérience avec les Natifs. Elle n’avait pas parlé des rituels, de ses années sur le terrain, des différentes manières dont la foi peut s’exprimer… Tout ce qui lui tenait d’ordinaire à cœur. Sitôt qu’apparaissait le danger qu’elle soit suspectée d’hérésie, elle se protégeait.
Elle n’était pourtant coupable de rien. Ambrus en témoignerait certainement. Il manquait à Vaast une pièce du puzzle - quelque chose qui expliquerait pourquoi sa supérieure se mettait soudain à inviter des inquisiteurs et à fuir les conversations en eaux troubles.
-C’était en effet intéressant, dit l’inquisiteur en se levant. J’ai hâte de voir où vos pas vous mèneront. Puisse le Lumineux vous sourire.
Il alla ouvrir la porte aux invités et leur adressa un signe de tête respectueux.
Vaast revint ensuite dans la pièce pour aider Juliette à ranger les papiers dont elle ne s’était même pas servie. Quelques mots accrochèrent son regard alors qu’il écartait un encrier. “vous prierai de faire montre de plus de bonne volonté…”
Mais Juliette lui arracha le papier avant qu’il ne puisse déchiffrer la suite.
-Ce sera tout, frère Vaast.
Elle avait l’air si tendue qu’il obtempéra. Inquiet, l’inquisiteur se contenta de hocher la tête et sortit à son tour.
Feat Vaast, Lucius
Evidemment, les propos de la démonologiste soufflent un vent de malaise dans la pièce. Ce genre de réflexion dérange et pourtant il était indispensable de s’y confronter pour que Thélème puisse atteindre le cœur des Natifs et les tirer vers la lumière. Les visages s’étaient crispés, les respirations retenues, attendant sûrement que l’inquisitrice revienne sur ses mots.
Lucius prit alors la parole et il eut le courage de jouer le jeu dangereux qui lui était tendu, tentant maladroitement de se positionner dans une situation inversée. Sa réflexion était poussée, se surpris agréablement la jeune femme. Malheureusement, elle n’était pas non plus au goût des autres protagonistes. Juliette s’était mise à bafouiller, quant à Ambrus, il avait décidé qu’il en était tout simplement assez. Il n’attendit pas son reste pour couper court et prendre congé de la petite assemblée.
« Frère Am…»
Yndris s’était relevée, au même titre que frère Vaast mais Juliette trancha irrémédiablement la clôture de cette réunion pourtant à peine entamée. Merde. La situation avait beaucoup trop dérapé. Le coeur de la jeune femme battait avec frénésie face à l’échec cuisant qu’elle venait d’essuyer. Tout s’était arrêté avant même qu’elle n’ait eu le temps de leur présenter le fond réel de sa vision. C’était une catastrophe… Que venait-elle de causer à l’instant ?... Voilà pourquoi elle fuyait d’ordinaire les échanges avec ses congénères : Elle n’était absolument pas faite pour ça. D’une manière ou d’une autre cela tournait mal. On l’invitait d’ailleurs à quitter les lieux à son tour.
« Je m'en vois navrée du déroulé de cette réunion, ce n’était nullement mon intention. Mon propos était simplement de vous mettre en garde quant à la difficulté de sauver l’âme de ces gens car ceux-ci sont persuadés de servir un Dieu tout comme nous… A la différence qu’il s’agit très probablement de l'œuvre d’un Démon ayant une emprise sur leur existence toute entière. En tant que démonologiste, il était de mon devoir d’avertir de la difficulté d’un tel exorcisme, d’autant plus lorsque les victimes sont persuadées que le problème vient d’ailleurs… Ce travail demande de la profondeur puisqu'il doit être éradiqué à la racine et non pas en surface. »
Yndris, resta statique un instant encore. Remettre les choses en ordre était impératif car bien qu’elle soit certaine du bien fondé de la mission qu’elle s’était fixée, il était important que ses interlocuteurs en soient informés… Que les propos de la jeune femme soient déformés de son intention originelle la mettrait dans une situation délicate qui ne devrait pas avoir lieu d’être. Si tout n’était pas parti si vite en déconfiture, elle aurait eu tout le loisir d’expliquer davantage son propos mais le temps ne lui était plus accordé à présent.
« Quel dommage que cette entrevue se termine ainsi, mais puisqu’il en est ainsi soit. J’ai été honorée de vous rencontrer et reste ouverte à de nouvelles entrevues, si l’occasion se prête à nouveau. »
D’un geste, elle récupéra ses effets, inclina la tête respectueusement et quitta les lieux.
Il pleuvait toujours des cordes au dehors, le ciel s’était même davantage assombri comme s’il cherchait à disparaître lui aussi, créant dans la rue une nuit artificielle. Yndris inspira, chassant de mauvaises pensées, calmant la paume tremblante tenant son ombrelle et puis, elle aperçut la silhouette de l’homme au masque. Aussitôt, elle pressa le pas, réduisant l’écart entre eux en quelques enjambées. C’est en tendant le bras au maximum que le bout du tissu vint se poster au-dessus de la tête du théologien.
« Vous allez prendre froid. » affirma-t-elle simplement.
Une grimace presque ennuyée vint se dessiner sous le masque de Lucius. Il s’était douté qu’une telle conversation ne pourrait mener qu’à une seule finalité : le mutisme. Et pourtant il avait prit part à ce petit jeu, peut-être par curiosité, pour voir si ses suppositions se confirmeraient, ou seraient infirmées par surprise. Mais un tel dénouement ne le surprenait pas. Le peinait légèrement, en effet, mais il n’y avait que peu de surprise dans le regard du théologien.
Il ne prononça pas un mot lorsque Ambrus quitta la salle en toute hâte, sans doute pour rapporter une telle discussion à l’Ordo Luminis. Qu’à cela ne tienne, il ne pouvait pas enrayer la marche implacable des événements de se déchaîner. Si cela aboutirait sur quoi que ce soit, il en serait le premier informé.
Lucius quitta peu après la salle, sans prononcer une seule parole de plus. Il ne s’excuserait, ni ne ferait pénitence pour ce qu’il avait dit. Et si par malheur il avait la faiblesse de caractère d’essayer d’arranger les choses, il n’aurait l’air qu’incertain, ou désireux de justifier ou de corriger une erreur passagère. Mais il n’y avait aucune erreur à rectifier, aucune pensée à corriger. Pour le meilleur ou pour le pire, le théologien ne renierait pas ses paroles, car ses intentions n’avaient aucune importance lorsqu’elles étaient déformées par un interlocuteur peur désireux de l’entendre. Qu’il soit prononcé hérétique, ou suspecté d’hérésie n’avait que peu d’importance, il était difficile de ralentir le cours des événements.
Alors qu’il sortait du bâtiment abritant les missionnaires, la froide réalité continuait à s’abattre sur le sol, et bientôt sur le théologien. La pluie n’avait pas cessée de tomber, peut-être aurait-il pu éviter de se tremper une nouvelle fois, fusse la conversation différente.
C’est par grande et lente enjambées que le théologien reprit sa route, ne semblant pas aussi pressé de se réfugier de la pluie que divers habitants passant par là.
Cependant, un imprévu vint le tirer de sa marche, s’immobilisant pendant quelques instants. La pluie s’était raréfiée, tombant avec moins d’empressements sur lui, comme bloquée par quelque chose. Il avait bien entendu de rapides enjambées se rapprochant de lui, mais il resta néanmoins surprit. Ce n’est qu’après la remarque d’Yndris que le théologien se tourna dans sa direction.
« C’est bien aimable de votre part. Néanmoins, si cela doit arriver, cela arrivera. Je suppose qu’à votre empressement, vous souhaitiez parler de quelque chose ? A moins que vous souhaitiez tout simplement que je n’attrapes pas froid ? »
Les gens d'esprit ne connaissent pas les chamailleriesFeat Lucius & Yndris
Vaast suivit Lucius du regard quand celui-ci sortit de la salle sans un mot. Ni excuses, ni justifications, ni même formule de politesse avant de partir : son attitude glaciale déconcerta l’inquisiteur. Il n’eut néanmoins pas le loisir de réfléchir à ce qui pouvait motiver le théologien, car Yndris reprenait la parole et il ne voulait pas rater un seul de ses mots.
L’inquisitrice faisait tout l’inverse. Elle tentait de s’expliquer et de lisser les angles. Sa tactique eut visiblement quelque effet sur Juliette, dont les épaules crispées retombèrent un peu.
-Je vous remercie de vous être attardée pour m’expliquer le fond de votre pensée, ma sœur. Vos paroles me rappellent celles d’un Confrère, j’ai oublié son nom…
Juliette fixait Yndris sans ciller et Vaast pencha la tête sur le côté. Sans doute sa supérieure voulait-elle que cette réunion ne soit pas un désastre complet : elle désirait sonder la démonologue pour voir ce qu’elle pensait de la Confrérie.
Lui-même s’attarda pour entendre la réponse, mais une fois dehors, il contempla les silhouettes réunies d’Yndris et de Lucius avec une sourde inquiétude. De quoi parlaient-ils ? Yndris avait peut-être adouci l’avis de Juliette à son égard, mais c’était peine perdue pour Ambrus, parti avant d’entendre sa justification. Aurait-il seulement voulu l’entendre, après s’être fait si mal traiter ?
Vaast réalisa que la réaction de l’Ordo Luminis en entendant le témoignage d’Ambrus risquait d’être de le solliciter, lui. Après tout, il avait été sur place. Yndris ignorait qu’il était inquisiteur. On l’inviterait à donner son avis. Et alors, que dirait-il ?
Vaast fit un pas, puis deux, dans la direction du duo. Il avait besoin de davantage d’informations.
-Navré que nous n’ayons pas pu discuter davantage, lança-t-il en arrivant à leur hauteur. Cet Ambrus n’est pas un familier de sœur Juliette. J’ignore pourquoi elle l’a invité…
Il jeta un coup d’œil soucieux vers un point au hasard de l’avenue.
-Voulez-vous sauver ce qui reste de l’après-midi avec une boisson chaude ? Il y a une auberge, pas loin. Je vous invite, si le cœur vous en dit. Mais vous avez peut-être du travail ?
Feat Vaast, Lucius
Le départ de l’inquisitrice s’était fait avec suffisamment de douceur pour arrondir les angles. Bien qu’elle ne se soit pas attardée, la jeune femme avait prit le temps de sous-entendre qu’elle était ouverte à de nouveaux dialogues avec l’hôtesse du jour et curieuse de pouvoir débattre avec ce confrère qu’elle avait évoqué. Elle espérait que cela suffirait pour l’heure étant donné les circonstances.
En revanche, elle était bien plus indécise concernant la démarche à adopter concernant Lucius. La cendrée s’était précipitée à sa suite, effrayée par l’ombre menaçante de la nuit artificielle, sans réellement avoir réfléchi à ce qu’elle pourrait bien lui dire pour réussir à rester à ses côtés. Devait-elle lui parler sans détour de ce qu’elle avait pensé de lui pendant ce court échange ou bien était-il plus opportun de se lancer dans des platitudes courtoises ?... Ce n’était pas vraiment son fort mais il fallait bien qu’elle trouve une accroche plus solide que sa courtoise sollicitude.
« Et bien pour tout vous dire je… » commença-t-elle avant de se faire interrompre.
« Navré que nous n’ayons pas pu discuter davantage… »
L’inquisiteur venait d’épargner à la jeune femme des explications hésitantes et probablement douteuses en surgissant ainsi. C’était inespéré qu’il se joigne à eux ainsi, de plus en lui servant un prétexte de taille sur le plateau. Sauver leur après-midi en les invitant à poursuivre la discussion dans un endroit calme ? Inespéré n’était pas le mot : C’était parfait. S’ils avaient été proches, elle l’aurait remercié avec gratitude mais au lieu de cela elle s’en servit pour rebondir, l’air légèrement embarrassée.
« Je le regrette aussi et… Je me sens responsable. Votre proposition me réchauffe le cœur frère Vaast, je serai ravie de pouvoir rester un moment en votre compagnie. Qu’en pensez-vous Lucius ? » Elle jeta un regard appuyé au théologien. « Au moins jusqu'à ce que le temps soit plus clément. »
Que Yndris se soit hâté à le rattraper avait déjà été une surprise pour Lucius. Mais voir ensuite le missionnaire qu’était Vaast se joindre à eux ne le surprit que plus encore. Ce dernier disait regretter que la discussion ait tournée court de cette manière, que cette charmante réunion ne se transforme en lamentable fiasco. Lucius avait indubitablement une part de responsabilité dans cette finalité, après tout il n’avait ni cherché à arrondir les angles, ni a ménager la sensibilité d’Ambrus. Cela aurait été mentir, et une discussion qui avait semblé si prometteuse avait mérité son honnêteté. Et elle eût le résultat qu’eux trois constataient à présent.
Cependant, il semblait que Vaast souhaitait poursuivre cette discussion ailleurs, maintenant qu’elle ne risquait plus d’être coupée court. Lucius resta plongé dans un mutisme pensif, laissant à Yndris le loisir de répondre telle qu’elle le souhaitait. La goût de la conversation du théologien s’était quelque peu tarît après que la précédente conversation ne se voit interrompue et abandonnée après le départ d’Ambrus. Il n’avait jamais vraiment été un animal social, préférant de loin la solitude et la muette compagnie d’anciens parchemins. Mais peut-être pouvait-il faire un effort. Le regard appuyé d’Yndris ne l’aidait pas vraiment.
Il semblait que les parchemins ne doivent l’attendre encore un peu.
« Très bien. J’imagine que cela se révélera intéressant. »
Point de fioritures, Lucius n’y trouvait aucune grâce.
Les gens d'esprit ne connaissent pas les chamailleriesFeat Lucius & Yndris
Les réactions de ses interlocuteurs furent variées. Yndris se montra charmante, renouvelant ses excuses et acceptant sa proposition avec beaucoup de délicatesse. Lucius quant à lui répondit en peu de mots et n’avait l’air guère enthousiaste. Tant pis.
-Alors c’est entendu. Venez, c’est par ici.
Vaast marcha à grands pas pour échapper plus rapidement à l’averse. Les rues étaient presque désertes, les fenêtres allumées malgré l’heure bien peu tardive ; tout San-Matheus semblait s’être réfugié à l’intérieur. Pressé de faire de même, l’inquisiteur entraîna ses deux comparses à sa suite. Trois rues plus loin, il s’engouffra dans une petite auberge.
L’endroit était bien modeste à côté de la taverne du Denier, mais il était aussi plus calme et luxueux. Les gens attablés discutaient pour la majorité à voix basse. Il n'y avait qu'une seule table qui semblait plus animée ; deux hommes y parlaient de la Mère-Cardinale en s'interrompant sans cesse.
Un jeune homme s’empressa de refermer la porte derrière eux et de leur désigner une table libre, près d’une fenêtre ruisselante de pluie. Vaast le remercia d’un signe de tête et se laissa tomber sur une chaise.
-Thé au miel pour moi, commanda-t-il.
En attendant qu’Yndris et Lucius choisissent quoi boire ou manger, il retira son chapeau trempé et le posa sur sa chaise. Ils n’étaient pas bien loin de la cheminée. Avec un peu de chance, il serait sec d’ici une heure.
-Je ne suis pas venu ici avant mon départ pour la dernière expédition de sœur Juliette, lança Vaast sur le ton de la conversation. Il paraît qu’on y voit assez souvent des débats sur la Confrérie de l’Aube… J’espère que ça ne vous dérange pas. Ceci dit, vous devez avoir l’habitude.
Il leur adressa un bref sourire en haussant les sourcils, l’air curieux. L’appât était lancé dans la rivière.
Feat Vaast, Lucius
Le théologien céda à la demande, sans doute poussé par les deux regards insistants posés sur lui. Vaast n'attendit pas que l'homme ne change d'avis pour marcher à grandes enjambées en direction de l'auberge qu'il avait proposée, Yndris suivant le mouvement docilement, son ombrelle placée haute pour permettre à celui que le souhaiterait de s'abriter en dessous avec elle.
Quel que soit leur choix, cela ne dura pas une éternité puisqu'ils parvinrent rapidement à destination. En entrant, la jeune femme accueillit avec un soupir d'aise la douce chaleur qui impregnait les lieux, grâce à son feu de cheminée, lui donnant presque l’envie de s’y poser, emmitouflée dans une douce couverture. En bref, l'endroit était bien choisi, tout à fait au goût de l'inquisitrice. Un calme relatif régnait ici et la pièce était décorée avec bon soins, la rendant agréable. Ils furent accueillis rapidement et installés sans attendre à une table proche d'une fenêtre décorée de deux petites bougies. La jeune femme s'y assit avec plus d'elegance que son comparse qui s'etait laissé échoué sur sa chaise.
« Un vin chaud pour moi. Je prendrai bien aussi votre biscuit aux épices. À partager, si le cœur vous en dit. Cadeau, c’est moi qui offre. » ajoute-t-elle à l'intention des deux hommes.
La commande n’était certes pas encore traditionnellement proposée, aussi elle pouvait sembler étonnante mais après tout les aliments y étaient proposés dès cette saison. La jeune femme appréciait d’ailleurs davantage lorsque cette satanée pluie venait à se givrer, laissant place à de magnifiques congères d’une blancheur envoutante. Etrangement, cela faisait de l’hiver l’une des saisons préférée de la jeune femme. La neige avait cet effet sur elle, même si elle n’irait pas non plus jusqu’à se joindre aux autres dans la création de bonhommes de neiges… Mais, en revanche, elle éprouvait bien plus d’attrait à la voir s’épanouir les courageuses fleurs nommées perce-neige, c’était même ses fleurs préférées.
Je me suis un peu égarée dans la narration n’est-ce pas ? On se demande bien pourquoi… Revenons à la discussion de nos trois religieux.
« Je ne suis pas venu ici avant mon départ pour la dernière expédition de sœur Juliette. Il paraît qu’on y voit assez souvent des débats sur la Confrérie de l’Aube… J’espère que ça ne vous dérange pas. Ceci dit, vous devez avoir l’habitude. »
« Pas vraiment, en réalité. Je passe peu de temps dans ce genre d’endroits et les débats ne sont pas mon fort, comme vous avez pu le constater… » déplora-t-elle, avant de changer de sujet. « En parlant de cette expédition, pourriez-vous nous en parler ? »
A peine eût-il cédé à la demande que Lucius se demandait déjà s’il avait bien fait de faire preuve de cette faiblesse de caractère. Bien que le doute subsistait, il avait joint sa voix, bien qu’à contrecœur, et avait signifié qu’il acceptait l’invitation. Seul l’avenir dirait s’il avait eu raison d’accepter, ou le regret et la rancoeur lui rappelerait de se cloisonner à son habituelle solitude muette et contemplative. Certain jours, mieux valait être seul que mal accompagné, surtout lorsque sa parole se retrouvait muselée sous peine d’être dénoncés aux inquisiteurs les plus proches.
Le théologien chariait avec lui une froideur hivernale, maintenant soigneusement une distance respectueuse, mais froide, avec aussi bien Vaast qu’Yndris. Il ne connaissait que très peu les deux personnages, qu’importe qu’ils aient été familier par le passé, ou d’illustres inconnus. Il ne fallait jamais présumer de rien, sous peine de voir sa propre foi questionnée.
Lorsqu’il fût installé, de manière lente, mais gardant une certaine dignité, son masque immuable fixa le jeune homme qui souhaitait les servir.
« Rien pour moi, mais je vous remercie. »
Prendre une boisson signifiait retirer son masque. Et il s’y refusait de manière catégorique. Que sa gorge soit sèche ou qu’il ait du mal à s’exprimer, il ne retirerait son masque en publique pour rien au monde.
Son absence de réaction fût également à noter lorsque des biscuits aux épices furent déposées précautionneusement sur la table. Il laissait ces gourmandises et frivolités à Vaast et Yndris. Lui, resterait stoïque face à la nourriture et aux boissons. Des plaisirs qu’il n’avait pas le luxe de s’offrir, de par sa condition. Un luxe qu’il enviait néanmoins. C’était une douce cruauté que de voir d’autre se rassasier lorsqu’un estomac était vide, ou lorsqu’une gorge était sèche. Mais tel était son fardeau, et son destin était de s’en accommoder, qu’importe les événements. Si son masque était de marbre, ses yeux ne trahissaient en rien le fatalisme de sa pensée. Des mets qu’il ne pouvait se risquer de goûter, il n’y avait rien de plus torturant.
Il se concentra alors sur la prise de parole, de Vaast. Puis d’Yndris, qui lui permirent d’oublier cette horrible tentation placée juste devant lui.
« Les débats ne me dérangent en rien. La Confrérie de l’Aube semble sur toutes les lèvres, et pourtant il s’agit d’un ordre jouissant d’une certaine anciennetés, et d’une certaine popularité sur le continent. Mais je m’égare, parlez nous plus avant de cette expédition. »
Lorsqu’il parlait de ses connaissance, on eût dit que Lucius reprenait vie, avant de sombrer de nouveau dans une léthargie terrible lorsqu’il demandait à Vaast de leur en dire plus sur l’expédition de Soeur Juliette.
Les gens d'esprit ne connaissent pas les chamailleriesFeat Lucius & Yndris
Yndris accepta de bonne grâce et s’empressa elle aussi de commander à boire et à manger. Obligé par sa courtoisie, Vaast la remercia pour le biscuit. Après avoir jeté un coup d’œil entre curiosité et inquiétude au curieux masque de Lucius, le serveur s’éclipsa en cuisines.
La pêche fut infructueuse du côté de la démonologue. A l’écouter, soit elle se moquait de la question de la Confrérie, soit elle n’avait pas l’intention d’en discuter. C’était hélas représentatif de l’opinion générale de l’Ordo Luminis, inhabituellement en retrait. Vaast n’avait encore entendu parler d’aucun consensus des inquisiteurs quant aux nouveaux pouvoirs de Judith et à ses opinions théologiques.
Le faux missionnaire observa la blonde en buvant une gorgée de thé. Il eut un pincement au cœur en se disant qu’elle avait l’exacte même couleur de cheveux qu’Hinnie sous cet éclairage, même si la comparaison s’arrêtait là. Hannie avait des yeux d’un marron chaleureux, beaucoup de taches de rousseur, une mâchoire un peu large et le regard malicieux. Yndris, même détrempée par la pluie, avait l’air prête à poser pour un tableau.
L’intervention du théologien l’agaça. Mais non, il ne s’égarait pas du tout ! Vaast s’était même légèrement penché en avant, montrant son intérêt pour la réponse. Lucius semblait s’étonner que la Confrérie fasse parler d’elle. N’avait-il pas entendu parler de la démonstration de Judith ?
Vaast aurait aimé la voir, cette fameuse démonstration. Il ignorait pourquoi, mais il n’arrivait pas à y croire. L'ombre était une arme. Peut-être Judith avait-elle juste trouvé un moyen d'envelopper un sort de lumière d'ombre ?
Impossible pourtant de faire revenir la discussion sur ce sujet sans devenir au mieux pénible et au pire suspect. Il accéda donc à la demande conjointe de ses deux interlocuteurs, l’air affable.
-La dernière expédition a consisté à trouver un chemin sûr dans la région de Magasvar. C’est un grand territoire et un éclaireur a affirmé qu’il y avait croisé des chasseurs Natifs. Nous ignorions qu'il y avait un clan dans ce secteur. Sœur Juliette a donc été chargée d’aller à la rencontre desdits chasseurs. Mais, prudente, elle a préféré ne pas nous faire s’enfoncer trop loin dans Magasvar sans avoir établi un semblant de route. Elle a voulu la baliser afin qu’on puisse retrouver notre chemin, à coup de symboles gravés dans l’écorce des arbres. Elle espérait qu’en cas de réussite, son stratagème puisse aider d’autres expéditions à venir.
Elle avait vite déchanté, songea l’inquisiteur. Elle qui imaginait déjà des routes sillonnant toute l'île et pestait à propos de tous les ecclésiastiques politiques qui, en voulant tirer leur épingle du jeu sur Teer Fradee, ralentissaient leurs progrès mutuels...
-Mais finalement, aucune rencontre n’a eu lieu. Nous sommes allés à la fête du solstice avant de repartir… Nous nous sommes ravitaillés, et la veille du départ, l’ordre de rester à San-Matheus est tombé. Peut-être les chasseurs Natifs ont-ils trouvé les arbres marqués, depuis. Je me demande ce qu’ils en ont pensé.
Vaast but une nouvelle gorgée et soupira.
-J’ignore combien de temps nous resterons coincés en ville, ou même si on nous autorisera à reprendre cette mission. Sœur Juliette s’en verra peut-être confier une autre. Il y a eu une rumeur sur frère Ariel, qui voulait relancer son expédition…
Il haussa une épaule, faussement décontracté. Il n’avait jamais entendu une telle rumeur et doutait qu’Ariel se soit intéressé en personne aux missions de sa petite équipe, mais c’était plausible. Le missionnaire militait ouvertement pour la poursuite des conversions, quoiqu’avec du doigté, disait-on.
Feat Vaast, Lucius
Yndris croisa brièvement le regard avec le théologien. Bien qu’il ait décliné les deux propositions, il semblait mal à l’aise. La jeune femme le compris rapidement, bien que trop tard. Évidemment, elle aurait dû s’en douter, après tout elle avait assisté à la raison pour laquelle l’homme portait ce masque impassible fiché éternellement sur son propre visage. Le regret l’envahit, accompagné d’une soudaine impression de ne plus avoir si faim que cela, finalement… Mais comme toujours, elle n’en montre rien. A chacun son masque. La distraction d’une discussion détourna bien vite les pensées moroses qui resteraient silencieuses.
Frère Vaast avait botté en touche pour l’instant sur le sujet de la Confrérie de l’Aube, ni l’inquisitrice ni le théologien ne semblaient disposés à donner leur opinion pour l’instant. En ce qui concernait la blonde, il s’agissait pour elle de ne pas se prononcer la première sur un sujet potentiellement glissant… L’art de converser n’étant pas ce qu’elle maîtrisait le mieux et elle estimait avoir déjà suffisamment agité les consciences. En revanche, elle fut agréablement surprise de constater que l’on suivit sa demande. Le travail de sœur Juliette avait titillé la curiosité de la thélémite et au fil des paroles de son acolyte, la démonologiste se conforta davantage dans l’idée que cette expédition était sans aucun doute fort intéressante.
« Quel dommage que vous n’ayez pas pu approfondir cette piste. » déplora-t-elle en retour. « D’après certains textes, ils sembleraient que des ruines recèleraient des traces d’une ancienne civilisation, j’aurais aimé m’y rendre pour les étudier. Je suis certaine que cette région regorge d’un savoir intéressant… Mais je ne crois pas que ces rumeurs soient fondées, au vu de la situation actuelle, je crains que ce ne soit pour l’instant qu’une douce chimère d’imaginer fouler ces terres. »
La jeune femme se tut un instant, prenant son verre entre ses deux paumes. Le vin, entre ses doigts, venant réchauffer ses paumes rafraîchies par la pluie. Elle but une gorgée, restant attentive à ses acolytes, leur laissant le temps de s’exprimer sur le sujet. Et puis, elle mit finalement les pieds dans le plat.
« Cela dit… Si je peux me permettre d'émettre un avis, dans l’hypothèse où la rumeur serait vraie et que frère Ariel en prenne les rênes : Je ne pense pas que cela aiderait à rendre l’expédition plus aisée, il n’est pas sage à l’heure actuelle de prôner la conversion des natifs. C’est… Un point que j’ai tenté maladroitement d’aborder tout à l’heure, mais ayant moi-même été au contact des natifs, je ne suis pas certaine qu’une démarche aussi frontale ait les résultats escomptés. Surtout si nous cherchons à attirer la sympathie et la coopération des habitants de l'île. A mon sens, il est plus important d’approfondir nos connaissances plutôt que d’agir avec précipitation. »
D’une certaine manière, si Yndris devait se prononcer sur une figure politique à soutenir, elle ne saurait laquelle choisir… Elle préférerait davantage tirer une idée propre à chacun pour s’en faire sa propre direction. En soit, la jeune femme était extrêmement favorable aux expéditions, au contact avec les natifs mais elle était aussi opposé à la conversion forcée et préférait davantage approfondir les connaissances et renforcer la position de thélème.
« Ces ruines sont vraiment une chose curieuse. Des traces d’une civilisation qui ne correspond en aucun cas du mode de vie des natifs. A se demander ce qui a bien pu leur arriver pour qu’ils disparaissent tous. Peut-être reste t-il quelques choses intéressantes dans ces ruines pouvant nous éclairer là-dessus, mais j’en doute. Le temps et les aléas de l’île ont dû avoir raison d’eux depuis longtemps. »
Lucius s’exprima à la suite d’Yndris, il gardait un espoir prudent, quoique modéré d’en apprendre plus sur ce qui avait bien pu être l’existence d’une civilisation sur cette île. Qui étaient-ils, quels étaient leur rapports avec les natifs, que leur était-il arrivé, toutes ces questions qui demeuraient cependant sans réponse. Peut-être un jour percevraient-ils cette réponse, mais pour l’heure, il s’agissait de modérer son enthousiasme face à ce mystère.
Lorsqu’Yndris finit enfin de s’exprimer, Lucius souleva légèrement l’un de ses sourcils.
« La coopération des natifs pourrait éventuellement permettre d’en découvrir plus sur l’île elle-même, et possiblement sur les ruines. Mais cette coopération ne peut avoir lieu en coupant tout contact avec les natifs. Je ne pense pas que couper toutes les expéditions soit si bénéfique, mais je pense qu’après les événements de la fête du solstice, il ne peut pas vraiment y avoir de bonnes réponse à ce problème. »
Les gens d'esprit ne connaissent pas les chamailleriesFeat Lucius & Yndris
Ils s’intéressaient donc tous deux aux ruines. Vaast, pour sa part, s’en moquait. Il n’avait pas encore entendu parler d’expédition en direction de ces lieux ni même d’une rumeur sur leur provenance. Thélème avait bien assez à faire pour le moment sans avoir en plus à se soucier de ce mystère.
-Je comprends votre intérêt, affirma-t-il néanmoins d’une voix vibrante de sincérité. Il est fort dommage que des expéditions en direction des ruines aient pour l’instant si peu de chances d’aboutir. Peut-être par la suite, quand les choses se seront apaisées…
Il fut ravi qu’Yndris morde à l’hameçon concernant Ariel, mais se sentit vite perplexe. Pas sage de prôner la conversion ? Les résultats escomptés ? Depuis quand l’Ordo Luminis se souciait-il d’obtenir “la sympathie et la coopération” des Natifs ?
Il regarda Lucius qui se chargea de développer ce dernier point, mais tout cela lui semblait tout de même bien peu clair. D’où venaient ces curieuses opinions ?
-Eh bien, commença Vaast d’un ton affable, Thélème a toujours étendu son pouvoir par la conversion. Même les propositions d’alliance avec la Congrégation Marchande n’ont été faites qu’à condition qu’elle respecte notre dogme. Certes, s’attacher à se faire des… amis parmi les Natifs pourrait être aidant dans un premier temps, surtout par contraste avec l’Alliance du Pont qui est notoirement déjà sur les dents avec eux. Mais c’est justement ce que prône frère Ariel - une certaine douceur, si je puis dire. Et puis, tous les Natifs ne forment pas un seul clan. Il y en a aura sans doute qui ne voudront jamais écouter les missionnaires, et d’autres qui comprendront la justesse de leurs propos.
Vaast fut par la suite appelé en urgence et dut quitter la réunion.